… oui, je peux très exactement reconstituer la scène… le plateau de déchargement se balance mollement dans le vent froid, à plus de 12 mètres en surplomb de l’arête du débarcadère ; l’un des câbles cède, un accord de contrebasse vibrant dans l’air sourdement… les quatre caisses qui s’y trouvent empilées – comme si l’on n’avait pu les mettre en containers ! – s’engouffrent alors dans le vide… deux d’entre elles tombent entre le quai et la coque rouillée du Port Harcourt ; avec le ressac de ce matin de janvier, le cargo achève de les concasser comme des noix sèches et elles se perdent dans les eaux grasses et mazoutées du port… une troisième éclate sur une bitte d’amarrage ; des statuettes et des masques se dispersent en gerbes d’ombres et d’or sur les pavés luisants, et la dernière, énorme, s’écrase plus doucement sur le sol… miraculeuse… le bois craque et gémit, dans un nuage de poussière, les parois se tordent puis s’abattent comme des cartes, mais la caisse, tombée à plat, laisse nus cinq grands tableaux, debout sur la tranche de leurs cadres dorés, tenus entre des cales de polystyrène… la poussière se dissipant, on découvre l’envers du dernier tableau, son châssis couvert d’étiquettes de galeries et de musées, et la toile brune, auréolée d’huile par endroits… plusieurs dates y sont inscrites au pinceau ; de l’autre côté de la caisse fracassée, on peut contempler le spectacle de la première peinture : près d’un oued bordé d’une maigre végétation exotique, à l’orée d’un désert pierreux et torride, des cavaliers, drapés de chatoyantes étoffes, s’affrontent en une espèce de fantasia, leurs visages d’un noir mat rend plus inquiétants les feux de leur regard… deux explosions donc, puis un silence lourd, oppressé, qui se répand en cet endroit des docks… parmi les éclats de bois et de plastique, parmi les masques, les statuettes, les parures, les bracelets de cuivre, les morceaux de vases funéraires qui jonchent le sol, les marins et les dockers se sont immobilisés, et ceux qui font face à la peinture croient à une apparition, cette chaude lumière d’Afrique, dans la grisaille des grues, des entrepôts et de la mer d’Irlande au fond de l’horizon… un miracle, j’insiste…