Amazon, Heetch, Uber, AirBnb... La Ville de Paris est en conflit ouvert avec ces entreprises du digital qui disruptent le commerce, le transport ou l'hôtellerie. A-t-elle raison de s'inquiéter ? Comment chacun peut s'adapter ? Les réponses dans cette série d'articles sur les faits marquants de l'année 2016 (1/3). Décryptage.
18 000, c'est le nombre de références proposées par le service de livraison Prime Now d'Amazon, lancé à Paris le 16 juin. Depuis un centre de distribution de 4000 m² tenu secret jusqu'au dernier moment, le géant américain du e-commerce livre ses abonnés Premium en produits alimentaires et non alimentaires, en deux heures gratuitement ou dans l'heure moyennant un supplément de 5,90 euros. Une opération " susceptible de déstabiliser gravement les équilibres commerciaux parisiens", selon la Mairie de Paris qui a réagi dans un communiqué.
Pourquoi s'inquiète-t-elle ? D'abord parce que l'activité commerciale concerne 750 000 établissements et 3 millions de salariés en Île-de-France. Des détaillants qui pourraient se sentir menacées par le géant américain. Olivia Polski, adjointe chargée du Commerce, de l'Artisanat et des Professions Libérales et Indépendantes, explique : " ce qu'on demande, c'est qu'ils soient logés à la même enseigne. La surface de stockage d'Amazon correspond quasiment à une surface de vente - parce que c'est bien de la vente, mais virtuelle. Or ils ne sont pas soumis aux mêmes règles que le commerce physique." Les autres commerçants doivent notamment s'acquitter d'une taxe sur les surfaces commerciales, la Tascom.
Plus globalement, la Mairie considère qu' "il faut [...] que les procédures d'autorisation actuellement en vigueur, au bénéfice des maires, pour les surfaces commerciales comme les supermarchés puissent s'appliquer à des surfaces comme celle que vient d'installer Amazon dans le 18e". Et Olivia Polski de préciser : " On demande à ce que les commerces virtuels soient intégrés à la commission départementale d'aménagement commerciale".
Pour l'adjointe à la maire, le problème de la livraison de produits alimentaires s'apparente à celui rencontré par les libraires depuis quelques années. " Comme pour le livre, la livraison à zéro euro que peut se permettre de faire Amazon, ne peut pas être réalisé par tous. Amazon explique que c'est un abonnement premium mais à 49 euros par an, si vous faites plus de deux livraisons par mois, cela vous revient à moins de 3 euros par livraison. Quel est le commerce de proximité qui va pouvoir se le permettre? C'est comme cela qu'ils ont eu le marché du livre. "
Amazon Prime Now : Une menace pour les petits commerçants ?
Les commerces de proximité sont-ils vraiment en danger ? Pierre Denis, créateur de Retail explorer, spécialisé dans l'observation des prix du marché de la grande distribution tempère cette idée dans une interview accordée à L'Atelier Numérique. Selon lui, Amazon ne provoquera pas la mort des petits commerçants mais " il faut le prendre au sérieux". Il pense que l'alimentaire ne sera jamais le coeur de métier de l'entreprise qui va plutôt s'en servir comme produit d'appel. " Je ne crois pas qu'Amazon fasse de l'Amazon Fresh comme en Californie. S'ils n'ont pas commencé par les produits frais, c'est que ce n'est peut-être pas si probant que cela là où ils l'ont testé". Pour l'instant donc, l'entreprise créée par Jeff Bezos ne propose " ni boucherie fraîche, ni fruits et légumes ".
C'est la raison pour laquelle pour Pierre Denis, les conséquences du service se feront surtout sentir pour les grandes enseignes de la distribution et seulement à la marge pour le commerce de proximité. Il reste positif. " Cela va bousculer les grands distributeurs parce qu'ils vont devoir aller plus vite. Mais Il ne faut pas les sous-estimer. Si on regarde dans le monde, les pure players dans bien des domaines se font rattraper par les brick and mortar, c'est-à-dire que les gros mammouths finissent par se secouer et y arriver. Même si c'est compliqué. "
Un espoir que ne partage pas l'adjointe à la maire. Même si d'après un sondage Toluna pour LSA, ce sont les supermarchés et hypermarchés qui souffriront le plus du service Prime Now, elle s'inquiète pour les commerces de quartier.
47,4% des personnes interrogées disent qu'elles achèteront moins en grande surface si elles sont satisfaites d'Amazon Prime Now. Elles sont 18,2% à envisager dans les mêmes conditions de s'approvisionner moins chez leurs commerçants de proximité. " Moins nuire ne veut pas dire ne pas nuire. 18,2% de clients en moins c'est quelque chose qui peut potentiellement les mettre en difficulté", relève Olivia Polski. " À Paris on a des loyers assez élevés. Plus ils sont sur des niches et plus ils vont tirer leur épingle du jeu mais tous les commerçants ne sont pas focalisés sur des niches ".
La riposte de la Mairie de Paris passe aussi par les start-up
Pour mieux protéger les commerces de quartier, plusieurs pistes sont envisagés. " On pense qu'il faut que l'autorité de la concurrence revoie sa doctrine qui sépare aujourd'hui commerce physique et commerce digital et fait de ces deux segments de commerce des segments très différents alors qu'il y a de plus en plus d'interpénétration. Aujourd'hui le digital doit être au service du commerce physique ", explique Olivia Polski.
Une autre mesure passe par la facilitation de l'innovation des commerces de proximité. " Avec notre société d'économie, la Semaest, on a lancé Costo (Connected stores). L'idée c'est de faire se rencontrer notre écosystème de start-up et nos commerçants qui sont des indépendants très isolés. Cela leur permettra d'avoir accès à des solutions digitales qui correspondent à la fois à leurs besoins concrets et à des aspirations des consommateurs ".
Encore faut-il que cela fonctionne et que la Ville parvienne à attirer et intéresser les petits commerçants à cette initiative. L'alternative consiste à encourager directement des start-up qui partagent les même valeurs que la municipalité. Deleasy par exemple, est un nouveau site de livraison de courses multi-enseignes. La jeune pousse fait partie de ceux qui travaillent directement et en étroite collaboration avec ces commerçants.
En nouant des partenariats avec les boucheries, fromagers, primeurs, supermarchés... la start-up ne concurrence pas les commerçants de quartier contrairement à Amazon mais contribue à "les préserver". Erwann Le Page, fondateur et CEO de Deleasy a appris à les connaître. " Les métiers de commerçants de bouche sont des métiers magnifiques mais très durs. Il se lèvent très tôt et travaillent toute la journée six jours sur sept. Je ne suis pas sûr qu'ils se rendent pleinement compte du risque créé par Amazon. Avec Deleasy on essaye de leur faire comprendre comment le web et la digitalisation de leur business peuvent leur apporter un chiffre d'affaire supplémentaire. Cela va leur permettre de fidéliser davantage leurs clients et d'accroître leur visibilité en ligne. "
La jeune pousse cible surtout les actifs débordés qui n'ont pas toujours le temps de faire leurs courses la semaine et encore moins le tour des commerçants. Elle leur propose une livraison dans l'heure ou programmée, " pour transformer les clients du week-end de ces commerces en des clients de la semaine". Le fondateur de la jeune pousse reconnaît que l'offre d'Amazon " est assez agressive" et que ce serait " effrayant" de les voir prendre des parts de marché, mais, lui, reste optimiste. " C'est une gigantesque opportunité pour tout le monde parce que cela force à innover, à trouver une solution pour améliorer la vie du client en même temps que son chiffre d'affaire." D'après lui, les commerçants de proximité devraient jouer sur leur force. " Ils ont une qualité supplémentaire : il y a l'humain derrière, ce n'est pas une gigantesque machine. Il y a un intuitu personae plus fort, on reste très fidèle à son commerçant. Et Amazon ne pourra jamais rivaliser avec cela ".
C'est cette vision de Paris que défend Olivia Polski, celle d'une ville où les commerces de proximité, qu'ils soient ou non connectés, font partie du paysage de la rue. " Cela fait partie de l'attractivité de Paris, c'est une des dernières capitales qui a cette diversité, cette richesse-là. Pour nous c'est un atout à plusieurs niveaux et notamment en matière d'emploi." La Ville, qui a fait malgré elle beaucoup de publicité à l'entreprise de Jeff Bezos, ne s'oppose pas aux GAFA par principe mais pour éviter la " concurrence déloyale", "parce que sont les monopoles de demain ". L'équipe d'Anne Hidalgo reproche aussi à Amazon de contribuer aux embouteillages et à la pollution de la ville.
" On est pour l'innovation mais l'innovation, c'est pas la jungle. Il faut qu'on trouve de nouvelles règles à ce qui est en train de se passer. Il faut une logique de régulation qui permette à chacun de s'épanouir. Ce qu'on défend à Paris, c'est la diversité commerciale", détaille Olivia Polski. " Donc pourquoi pas Amazon mais à condition qu'ils soient soumis aux mêmes règles que les autres commerçants ! "