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18 juin 1933/Lettre d’Anaïs Nin à Antonin Artaud

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


Lettre à Artaud (envoyée de Valescure-Saint-Raphaël) : 18 juin.

   Nanaqui, je voudrais revivre mille fois ce moment sur les quais, et toutes les heures de cette soirée. Je veux sentir encore cette violence et votre douceur, vos menaces, votre despotisme spirituel… toutes les craintes que vous m’inspirez, et les joies si aiguës. Craintes parce que vous attendez tant de moi…l’éternité, l’éternel…Dieu… ces mots… Toutes ces questions que vous m’avez posées. Je répondrai doucement à vos questions. Si j’ai semblé me dérober, c’est uniquement parce qu’il y avait trop à dire. Je sens la vie toujours en cercle, et je ne peux pas détacher un fragment parce qu’il me semble qu’un fragment n’a pas de sens. Mais tout semble se résoudre, se fondre dans l’étreinte, dans la confiance de l’instinct, dans la chaleur et la fusion des corps. Je crois entièrement à ce que nous sentons l’un en face de l’autre, je crois à ce moment où nous avons perdu toute notion de la réalité et de la séparation et de la division entre les êtres. Quand les livres sont tombés, j’ai senti un allègement. Après cela, tout est devenu simple…simple et grand et doux. Le toi qui fait presque mal, tellement il lie… le toi et tout ce que tu m’as dit, j’oublie les mots, j’entends la tendresse et je me souviens que tu as été heureux. Tout le reste ne sont que tortures de nos esprits, les fantômes que nous créons…parce que pour nous l’amour a des répercussions immenses. Il doit créer, il a un sens en profondeur, il contient et dirige tout. Pour nous il a cette importance, d’être mêlé, lié, avec tous les élans et les aspirations… Il a trop d’importance pour nous. Nous le confondons avec la religion, avec la magie.
  Pourquoi, avant de nous asseoir au café, as-tu cru que je m’éloignais de toi simplement parce que j’étais légère, joyeuse, souriante un instant ? N’accepterais-tu jamais ces mouvements, ces flottements d’algue ? Nanaqui, il faut que tu croies à l’axe de ma vie, parce que l’expansion de moi est immense, trompeuse, mais ce n’est que les contours… Je voudrais que tu lises mon journal d’enfant pour que tu voies combien j’ai été fidèle à certaines valeurs. Je crois reconnaître toujours les valeurs réelles… par exemple quand je t’ai distingué comme un être royal dans un domaine qui a hanté ma vie. Nanaqui, ce soir je ne veux pas remuer les idées, je voudrais ta présence. Est-ce qu’il t’arrive de choisir ainsi un moment précieux (notre étreinte sur les quais) et de t’y raccrocher, de fermer les yeux, de le revivre, fixement, comme dans une transe où je ne sens plus la vie présente, rien, rien que ce moment ? Et après, la nuit, la succession de tes gestes, et de tes mots, de la fièvre, de l’inquiétude, un besoin de te revoir, une grande impatience.

Anaïs Nin, Journal inédit et non expurgé des années 1932-1934, Inceste, Éditions Stock, Collection Biblio, 2002, pp. 268-269.



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 27 novembre 1932/Journal d’Anaïs Nin ;
- (sur Terres de femmes) 14 janvier 1934/Journal d’Anaïs Nin ;
- (sur Terres de femmes) 1er juin 1934/Journal d'Anaïs Nin ;
- (sur Terres de femmes) 14 janvier 1977/Mort d'Anaïs Nin ;
- (sur Terres de femmes) 4 septembre 1896/Naissance d'Antonin Artaud (extrait de L’Ombilic des limbes) ;
- (sur Terres de femmes) 1er octobre 1932/Artaud et Le Théâtre de la cruauté.

Écouter aussi :
- (sur Dailymotion) un entretien d’Anaïs Nin avec Pierre Lhoste (France Culture, 1969) : un document d'archives exceptionnel.




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