Dans une ancienne anthologie, que nous utilisions en Secondaires, je suis retombé sur un poème magnifique de Jules Supervielle « Les amis inconnus »; je me propose de le partager avant de pouvoir à nouveau écrire ici plus régulièrement après le 15 août.
Jules Supervielle est un poète franco-uruguayen, mort en 1960 (au moment où j’étudiais et récitais le texte suivant) à l’âge de 76 ans. Mon premier directeur littéraire parisien, Alain Bosquet, fut un de ses fervents admirateurs, avec Claude Roy, René Guy Cadou, Philippe Jaccottet. Il était très lié avec le poète autrichien Rainer Maria Rilke.
Laissez-vous porter par les mots, les émotions, les images qui naissent; laissez-vous envahir par la grâce, l’élégance, la création magnifiques. Le poète est un ange, un intermédiaire entre le Tout et notre moi. Il nous apporte un reflet de bonheur, vivons-le, baignons-nous, en ces temps troublés, dans cette autre lumière. Elle parle d’amour et d’amitié, de bonheur.
Il vous naît un poisson qui se met à tourner
Tout de suite au plus noir d’une lampe profonde ,
Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,
Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux
Que ses sœurs de la nuit les étoiles muettes.
Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge,
En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur
Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer.
Il vole sur les bois, se choisit une branche
Et s’y pose, on dirait qu’elle est comme les autres.
Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,
Il n’est pas de chasseur encor dans la contrée,
Et quelle peur les hante et les fait se hâter,
L’écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,
La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?
Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux
Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres
Et loge dans son cœur d’étranges battements
Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas vécus.
Et vous, que faites-vous, ô visage troublé,
Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,
Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles
«Si je croise jamais un des amis lointains
Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »
Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence
Et les mots inconsidérés,
Pour les phrases venant de lèvres inconnues
Qui vous touchent de loin comme balles perdues,
Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.
(Jules Supervielle et sa photo officielle. Il a le regard d’un autre monde intérieur, riche et halluciné)