J’ai abordé Montaigne au collège, mais cela m’ennuyait. Le discours scolaire et les « devoirs » selon la rhétorique n’engagent pas à aimer. Ce n’est que bien plus tard, par la grâce du service public, que Montaigne a pu m’intéresser. C’était en 1992 je crois, l’antenne de France-Culture laissait quatre ou cinq minutes chaque matin au philosophe André Comte-Sponville pour commenter Montaigne. Il parlait enlevé, sans les scories pédantes de la langue du 16ème et débarrassé du laborieux appris. Il montrait Montaigne actuel, en maître de vie, que l’on pouvait lire sans complexe en français moderne.
Je le retrouve chez Flaubert, cité dans sa correspondance : « Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit. Je ne connais pas de livre plus calme et qui vous dispose à plus de sérénité. Comme cela est sain et piété ! Si tu en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite et Héraclite. Et médite le dernier paragraphe. Il faut devenir stoïque, quand on vit dans les tristes époques où nous sommes. » (à Louise Colet, 26 avril 1853, Correspondance 2 p.317, Pléiade)
Il s’agit d’un texte court, au chapitre 50 du Livre 1. L’idée est qu’il est sot de s’engager comme si la vérité était claire, alors que nos facultés ne nous permettent jamais qu’une relative ignorance. Mieux vaut réfléchir et débattre, confronter nos points de vue provisoires et avancer ainsi, pas à pas, chacun faisant du mieux qu’il peut. Les engouements de masse sont des pièges à liberté et à création parce qu’ils bloquent la connaissance. La sagesse est de les éviter. Le raisonnement se déroule en trois phases : 1/ ceux qui nous promettent de nous faire voir ne le font pas ; 2/ la faculté qui anime l’homme est limitée à soi ; 3/ la sagesse est de ne rien prendre au « sérieux » si l’on veut laisser une chance à l’humanité.
Montaigne, s’appuyant sur l’exemple des Anciens, déclare que « le jugement est un outil à tous sujets. » Si je ne connais rien au sujet, le jugement (la faculté de raison) me permet de sonder, de « tenir à la rive » et de reconnaître « ne pouvoir passer outre ». Si le sujet est vain, le jugement trouvera de quoi l’appuyer. Si le sujet est noble et rebattu, le jugement « fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure » parmi tous ceux qui l’ont traité. Mais il est sot de croire tout savoir un jour. « Car je ne vois le tout de rien. Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire voir. » On ne fait qu’effleurer ou sonder mais l’ignorance reste.
Car « l’âme » (ce qui anime l’homme), si elle calcule et ordonne, « se fait aussi voir à dresser des parties oisives et amoureuses. » De chaque matière, elle « n’en traite jamais plus d’une à la fois. » Ce sont les limites humaines. « Et la traite non selon elle, mais selon soi. » Le regard est filtrant, il ne voit que ce qu’il veut voir. Il y faut tout l’appareillage de la méthode expérimentale pour s’extirper, et encore pas toujours, de la subjectivité. Le jugement n’a rien d’objectif, surtout dans les matières humaines. « La santé, la conscience, l’autorité, la science, la richesse, la beauté et leurs contraires se dépouillent à l’entrée, et reçoivent de l’âme nouvelle vêture, et de la teinture qu’il lui plaît… » Il faut se rendre à l’évidence : « notre bien et notre mal ne tient qu’à nous » - car des goûts et des couleurs, chacun est juge. « Chaque parcelle, chaque occupation de l’homme l’accuse et le montre également qu’une autre. »
Démocrite trouvait l’humaine condition ridicule : il en riait. Héraclite en avait pitié : il en pleurait. « J’aime mieux la première humeur », dit Montaigne, « parce qu’elle est plus dédaigneuse. » Flaubert est dans ce même état d’esprit, cherchant dans ses œuvres ce « comique ultime » qui ne fait pas rire tant il révèle. Montaigne : « les choses de quoi on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous qu’il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise… » Rien, au fond, ne mérite d’être pris au sérieux. Il n’y a que les vaniteux qui le font.
Flaubert suit Montaigne à la suite de Démocrite. Tous choisissent de vivre « conformément à la discipline d’Hégésias qui disait le sage ne devoir rien faire que pour soi (…) ; et à celle de Théodore, que c’est injustice que le sage se hasarde pour le bien de son pays, et qu’il mette sa sagesse en péril pour des fous. » C’est ce dernier paragraphe que conseille de méditer Flaubert à sa maîtresse. Pour lui, l’artiste doit se garder des passions et bêtises de son temps s’il veut servir l’art. Aujourd’hui, il serait contre les intellectuels engagés – qui limitent la vérité à une croyance politique.
Après ce raisonnement en trois points, est-ce à dire qu’il faut récuser tout engagement ?
Non, car il est des causes qui méritent qu’on s’engage : contre l’esclavage, le nazisme, l’exploitation des enfants… Flaubert lui-même s’est engagé toute sa vie à la suite de Voltaire contre les fanatismes (« écrasez l’infâme ! ») ; il s’est engagé pour la république en 1848, étant même volontaire un temps dans la garde nationale. Il s’est engagé pour son frère, sa mère, sa nièce, ses amis ; il a relayé la correspondance de Victor Hugo exilé à Jersey, défendu Baudelaire. Mais il préfère les engagements personnels aux causes générales. L’engagement est l’action de se lier ; chez l’artiste ou l’intellectuel, c’est l’attitude de mettre son art au service d’une cause. Or l’artiste, comme le savant ou l’intellectuel, sont des créateurs. Il doivent observer une certaine distance pour que fleurisse leur talent. Il leur faut rester réfléchi, ne jamais se prendre au sérieux comme Dieu sur terre. L’engagement de parti ou de masse inhibe l’individu, le rend conforme, programmé. On l’a vu de la plupart des artistes « engagés », même les plus talentueux à l’origine : l’ode à Staline d’Aragon ne fut pas son meilleur poème…
Le « sérieux » de la Doctrine ferme toute découverte ; immobilise la raison ; moutonne avec les moutons ; ne réalise pas ce pour quoi l’individu est fait – réfléchir par lui-même pour faire fructifier au mieux la graine de talent qui lui est remise à la naissance. C’est par sa sagesse (sa façon de voir) particulière que l’artiste, le savant ou l’intellectuel peuvent apporter le plus aux autres.
Se préserver, c’est servir – et Diogène était sans doute plus exemplaire couché dans son tonneau que Sartre juché sur le sien.