Le présent livre de poésie rassemble deux livres parus chez Amay, l'Arbre à paroles : Précédemment, suite sérielle (1998), et Ici-haut suivi de Le corps inhabitable (2006). Ils sont donc mis dans l'ordre inverse...
Mais, en poésie, l'ordre a-t-il de l'importance? Oui, si la vision du monde change fondamentalement avec le temps, parce qu'alors Chronos la marque de son empreinte. Non, si, dans les grandes lignes, elle demeure.
La vision du monde de Jean-Pierre Vallotton reste assez sombre, quelle que soit l'époque où il compose. Il suffit pour s'en rendre compte d'extraire de ces trois recueils l'occurrence qui donne le titre de chacun d'eux et de se pencher sur leur contenu.
Dans le premier recueil, le poète parle d'elle qui était double et qui fut double:
Sous le voile enfin arraché du sourire, un loup encore portait l'ombre insidieuse au point d'ébullition du corps inhabitable.
(Le corps inhabitable)
Il écrit plus loin:
Le corps inhabitable, impuissant, s'écoute lentement sombrer.
(Le corps inhabitable)
Le corps inhabitable tremble, se fissure, s'éparpille sur le plancher en tessons dépolis sous les reflets noirs d'une lune vénéneuse.
Cri inaudible où la bouche se blesse, couloirs ténébreux.
(Le corps inhabitable)
Dans le deuxième recueil, le poète parle des biens de ce monde en en disant tout le mal qu'il ressent. Les mots ou expressions qu'il emploie sont significatifs: inanition, mélodie en rade, vieux élans meurtris, aimants déroutés, coeur fade vomissant, amantes délaissées etc. et il termine par ces deux vers:
Notre âme funéraire décimée
ici-haut insigne volupté
(Ici-haut)
L'expression ici-haut est révélatrice: pour le poète ici-bas est déjà le haut. Il ne faut pas se bercer d'illusion avec l'espoir d'un au-delà qui se trouverait au-dessus d'ici:
L'espoir inoculé
au rythme du poignet
est un piètre vaccin
(Le corps inhabitable)
Ce que l'on nomme espoir:
poème vert-de-grisé
où notre coeur chancit.
(Ici-haut)
Dans le troisième recueil du volume, que précède une page de la partition du Quatuor à cordes op. 28, d'Anton Webern, le poète évoque celle dont il garde la nostalgie, malgré qu'il en ait:
Avec les lieux étrangers de ton âme
précédemment
le nombre inscrit de tes dérobades
incarnadine la fuite exemplaire des mots suspensifs
de ta main à tes lèvres
(Précédemment)
Et ce qui suit c'est (plus loin):
la poignée sans la main
le rire hors les lèvres
ce qui fonde l'autorité
l'esprit sans la lettre
la poussée sans la chute
l'inspiration moins le chant
(Précédemment)
L'approche du sombre, l'ombre qui étend ses ailes sur le domaine rangé, l'ombre plus sombre que l'ombre, l'étrange douleur de vivre, la vie qui nous ment n'a pas d'importance, l'amour banquise inabordable, les mots d'amour détritus / où la mort fouine etc. sont autant d'expressions qui viennent sous la plume du poète d'un recueil l'autre et assurent la permanence de son ressenti.
Ce qui lui permet de vivre, c'est de traduire poétiquement ce ressenti:
Ainsi s'accordent la lèvre qui frémit au poème de vivre et le baiser perdu qui retrouve le livre (Le corps inhabitable)
Aux portes du sommeil, l'incendie du poème se déclare aux murs craquants de l'insomnie.(Ici-haut)
N'est-ce pas l'ultime échappatoire?
Poème soit son plus beau visage
celui secret qui sombre avec le jour
et renaît dans les cendres d'amour
voltigeant au puits profond de nos âges
(Ici-haut)
Pour apprécier semblable poésie, il est évidemment préférable de la savourer par beau temps. Ce n'est qu'alors que de tels poèmes, où se trouvent des trésors d'expression, peuvent agir comme des baumes, leur spleen étant confronté à la lumière, qui, bien présente, n'est pas celle, secrète, d'où l'on ne revient pas...
Francis Richard
Le corps inhabitable suivi de Ici-haut et de Précédemment, de Jean-Pierre Vallotton, 232 pages Editions Empreintes