La France va mal, très mal. Ce n'est pas un scoop. Les symptômes sont là: les transports sont en grève; les dépôts de carburant sont bloqués; les petits commerces disparaissent les uns après les autres; les pavés volent; les Sans-Slibards, Enragés et autres Indignés, sont dans la rue, etc. Bref, c'est la crise, une vraie de vraie, velue et tatouée, mais où tout fonctionne encore cahin-caha:
On peut toujours prendre le café aux terrasses pendant que les pavés volent. On reçoit encore son salaire en temps et en heure. Epargnants, fonctionnaires, ouvriers et cadres, en sursis, inquiets, floués, ou en burn-out, vaquent à leurs occupations malgré une situation semi-insurrectionnelle et une simili banqueroute. Une sorte de Mai 68, avec moins de baise...
Alors il vaut mieux en sourire qu'en pleurer. En fait, en lisant le livre d'Yves Bourdillon, Souriez, vous êtes ruiné, le lecteur ne se contente pas de sourire. Il trouve en effet de multiples occasions de rire. Rire n'est pas seulement le propre de l'homme, mais encore le moyen le plus sûr de survivre quand les lendemains ne chantent décidément pas et que tout semble désespérément perdu...
Frédéric Beaumont, 45 ans, le narrateur, est chroniqueur au service "Société" du Journal, qui vient d'être racheté par un industriel aux idées avancées. La ligne éditoriale change et, pour Gamblin, le rédacteur en chef, il s'agit d'affronter la dictature: Apparemment, à ses yeux, pour être facho il suffit désormais d'être favorable à une vigoureuse baisse des dépenses publiques...
Pour mener le combat, Gamblin compte sur Beaumont, catalogué progressiste pur jus, toujours partant pour se battre pour une société solidaire. Ce qu'il ne sait pas, c'est que Beaumont a secrètement viré libéral, libéral intégral, quasi thatchérien... Mais il n'est pas pour autant le libéral tel qu'on le caricature: le genre, selon Gamblin, à piétiner une mamie pour monter dans le métro:
J'ai découvert pour ma part que dans le mot libéralisme il y avait liberté. Naaaaan, pas nécessairement celle du renard dans le poulailler...
S'il était honnête, Beaumont démissionnerait. Seulement voilà, il faut bien vivre et il ne peut pas se passer de ce job alimentaire: il a divorcé de Sophie deux ans plus tôt, laquelle, au sein d'une ONG, ne gagne pas grand-chose à défendre des génocidés... et il a à sa charge leur fille Chloé, qui fait des études dans une école de commerce hors de prix... et qui, peut-être en raison des valeurs qui lui ont été inculquées, veut devenir entrepreneur...
La vie de Beaumont bascule quand Ceccaldi, qu'il a connu à La Dépêche, lui propose de faire des piges à Libertas, dont la ligne éditoriale correspond à son virage personnel... Mais des piges ne nourrissent pas un homme qui a des obligations. Cependant, après avoir tergiversé, Beaumont accepte d'écrire des chroniques dans Libertas, sous le pseudo de Félix Paquette, un journaliste canadien inconnu sur le continent.
Même si le contexte n'est pas drôle - la France est au bord du gouffre: dette pharaonique, déficits budgétaires continus depuis 40 ans etc. - le comique naît du double-jeu du narrateur qui se trouve dans des situations de plus en plus inextricables, d'autant que Beaumont et Paquette sont tout le temps en concurrence, notamment pour découvrir ZE plan de sortie de crise du gouvernement, qui tient en une série de chiffres mystérieux: 15-40-65-2...
Ce double-jeu ne simplifie pas non plus la vie personnelle de Beaumont, qui en pince pour Audrey, une laissée-pour-compte . Or Audrey, qu'il a rencontrée à Mogadiscio, un quartier du 9-3, n'est pas du genre à considérer comme fréquentable quelqu'un qui ferait partie du "camp d'en face": Bien sûr, ce n'est pas très fair-play de cacher à une femme que l'on veut "pécho", que l'on est, sur le plan idéologique, aux antipodes de ses convictions...
Le roman d'Yves Bourdillon est donc le récit souvent hilarant de son Janus de journaliste. Car le ton est ironique, le style plein de verve, les paradoxes étourdissants, la satire des mondes politique et journalistique désopilante. Qu'il écrive dans Le Journal ou dans Libertas, il prêche à des convaincus: La plupart des gens qui achètent un canard le font pour renforcer leurs convictions, pas pour y renoncer:
J'appelle les peuples tantôt à résister à la mondialisation néo-libérale, tantôt à ne pas succomber aux vieilles lunes crypto-marxistes. Je dénonce tout et son contraire, les États, les marrrrchés, le gouvernement, l'opposition, les tenants de Keynes comme les partisans de Hayek, les Indignés tout autant que les Baudets. "L'austérité tue", "La dette tue", "trop d'impôts tue l'impôt", "l'impôt c'est la solidarité", "touche pas à mon alloc".
Pourquoi ai-je le sentiment que Paquette est plus convaincant que Beaumont? Sans doute parce que, somme toute, les convictions du premier sont assez proches des miennes (qui n'ont d'ailleurs pas besoin d'être renforcées), mais aussi, peut-être, parce qu'elles sont "secrètement" celles de l'auteur, qui se trahit malgré qu'il en ait, et parce qu'elles sont généralement ou ignorées, ou caricaturées, ou les deux à la fois.
Ainsi, quand Paquette cite Bastiat, son amie Hélène qui vient d'apprendre que Paquette c'est Beaumont, demande:
- C'est qui ce Bastiat que tu cites? Un Américain?
- Un Français. XIXesiècle.
- Qu'il y reste.
Francis Richard
Souriez, vous êtes ruiné, Yves Bourdillon, 520 pages, Éditions du Rocher