Il le méritait, plus qu’aucun traducteur. Car, sur ce livre qui ressort aujourd’hui sous le véritable nom de son auteur, deux types de « papiers » sont possibles, l’un qui serait centré sur le roman lui-même, l’autre sur les conditions de sa traduction française.
Esquissons-les tous les deux. Le roman, d’abord : admiré par André Gide (malgré une première lecture quelque peu négative), par Martin du Gard, qui se donna un mal de chien pour le mettre en français, et par Rosamond Lehmann, qui préfaça la première édition française, il s’agit d’un récit très classique, d’une parfaite tenue, sur un sujet qui aurait pu prêter à des dérives malsaines. Car s’il s’agit de l’histoire du premier amour d’une jeune fille de la grande bourgeoisie victorienne, cet amour n’est pas de ceux dont, à l’époque, on pouvait ouvertement parler : Olivia est amoureuse – et réciproquement – de la directrice de la pension française dans laquelle l’ont envoyée ses parents, et elle n’est pas la seule à éprouver pour la belle Julie une véritable passion. En fait, ce pensionnat ultrachic de jeunes filles aisées semble un lieu brûlant de sentiments d’autant plus violents qu’ils sont étouffés. Dans ce roman à huis-clos sans personnage masculin, Dorothy Bussy parle de passions interdites avec une pudeur qui n’est pas de la pudibonderie, et son oeuvre est d’autant plus incandescente qu’elle est plus secrète et mesurée.
Certains lecteurs, sachant que Dorothy Bussy était une proche de Gide, ont effectué un rapprochement facile entre Olivia et les brefs romans de Gide, – un rapprochement facile, mais qui n’est pas faux, sinon que Dorothy Bussy est plus frémissante, plus à fleur de peau, que l’auteur de L’Immoraliste. En 130 pages, elle impose sa voix. Inutile d’écrire plus pour laisser une oeuvre.
La traduction, maintenant. Il s’agit d’un véritable cas d’école : Roger Martin du Gard ne lisait pas un mot d’anglais, et son texte français est une « belle infidèle » parfaitement assumée, et même revendiquée comme telle, écrite à partir d’un mot à mot effectué par Dorothy Bussy elle-même. « Ce ne sera peut-être pas une « bonne traduction » mais ce sera une « ingénieuse équivalence ». Si, en anglais, c’est une « oeuvre d’art », j’espère que c’en sera une, aussi, en français. Je me pénètre du sens des phrases, je scrute les intentions de l’auteur, d’après l’informe traduction littérale que Dorothy m’a donnée, puis je me laisse aller à rendre ce sens et ces intentions dans ma langue à moi, que je m’efforce de rendre aussi naturelle, aussi claire et fluide que possible », écrit-il à Maria Van Rysselberghe. Ailleurs, il écrit (à Gide) qu’il « donne régulièrement à Olivia huit heures par jour de laborieuse attention, et encore je n’en suis qu’au tiers. » Mais, conclut-il « je me console des imperfections de ma traduction peu littérale, en songeant au pathos qu’un traducteur de métier, plus fidèle, nous aurait sans doute infligé ».
C’est toute une théorie de la traduction qui est ici esquissée : l’esprit d’un texte contre sa lettre, la traduction d’écrivain contre la traduction de spécialiste. Et quand on songe au Moby Dick de Giono, au Clarissa Harlowe de l’abbé Prévost, à Kafka interprété par Vialatte ou Shakespeare par Jean Anouilh, on ne peut qu’applaudir des deux mains.
Comme quoi l’Olivia française de Dorothy Bussy et Martin du Gard est un livre mince sur lequel il y a beaucoup à dire.
Christophe Mercier
Dorothy BUSSY Olivia traduit de l’anglais par Roger Martin du Gard et l’auteur, Mercure de France, 133 pages, 14,5 euros.