Janvier 1981, Institut de Promotion Commerciale, rue Gorge-de-Loup à Lyon. Comme il est de tradition au début d'une formation les élèves-libraires se présentent un à un. Vient le tour d'un tout jeune homme, le cheveu raide coupé court et vêtu avec une élégante sobriété: " Je m'appelle Christian, j'ai 21 ans et je suis objecteur de conscience ". Cette précision me laissa perplexe car j'estimais que ce n'était ni le lieu ni le moment de parler de çà. Déjà, nos parcours divergeaient alors que, sans le savoir, nous étions faits de la même étoffe. Si je fus un élève appliqué qui obtint le précieux sésame, de son côté Christian choisit de faire l'école buissonnière le jour de l'examen comme il l'avait déjà fait (m'apprit-il plus tard) pour le bac. Mais en définitive, à la suite de cette formation nous ne sommes devenus libraires ni l'un ni l'autre. Ce qui m'a marqué pendant ces quelques mois où nous devînmes les meilleurs amis du monde, c'est d'avoir découvert un authentique poète. Christian se définissait lui-même comme un " précieux inutile", celui qui " a si bien le sens de l'économie qu'il ne se dépense point. Il s'économisait lui-même en quelque sorte, espérant ainsi ménager sa carcasse précieuse. L'idée qu'elle puisse ne pas lui faire au moins une vie et s'user avant, lui arrachait au ventre le dérisoire et poignant désespoir de celui qui gâche son unique jour de congé ou qui égare son porte-monnaie rempli de pièces [1] ".
Si mon expertise sur la qualité de ses écrits a pu être influencée par notre proximité, une soirée littéraire à laquelle il m'invita à l'accompagner m'ôta tous les doutes que j'aurais pu encore avoir sur la question. Nous fîmes le trajet Lyon-Oyonnax (l'autoroute n'existait pas encore) en Ami 8, sur des routes enneigées et de nuit. Christian a toujours conduit vite avec une témérité non dénuée de prudence. Assis à la place du mort, je me suis plusieurs fois demandé si nous n'allions pas finir dans un ravin. Arrivé à bon port, nous franchîmes les portes du Lycée Paul Painlevé. Dans la salle réservée aux animations, nous fûmes accueillis par une femme d'une quarantaine d'années que Christian me présenta comme sa prof de Français de Première. Elle nous entraîna vers un groupe d'une dizaine de personnes au centre duquel officiait un homme d'un certain âge vêtu d'un costume en velours marron: " Monsieur Seghers, je vous présente Christian Cottet-Emard !
- Ah ! C'est vous, le jeune prodige ! J'ai vraiment beaucoup aimé votre livre Demi-songes. Il faudra m'envoyer votre prochain manuscrit. Je compte sur vous ! "
Sur le chemin du retour, alors que je le félicitai, Christian me répondit qu'il ne fallait pas attacher trop d'importance à ce genre de déclaration de circonstance. Mais je n'en crus rien car je savais que Pierre Seghers était un homme de parole. Christian prit son temps et il n'envoya aucun manuscrit à l'éditeur d'Eluard qui en désespoir de cause mourut quelques années plus tard. Christian considérait (à tort) que son premier recueil, publié à compte d'auteur, était une tache dans son parcours d'écrivain. Si José Millas-Martin fut un requin, que dire de ceux qui lui ont succédé ! Pour revenir à Demi-songes, je trouve l'objet attirant et tout particulièrement la couverture blanche avec un cadre rouge qui la rehausse. L'ouvrage débute avec une courte préface où Christian donne déjà le mode d'emploi de tous les livres qui suivront : " Mon recueil est un petit cahier rouge, d'un rouge bizarre un peu sucré. [...] Je l'ouvre comme une boîte d'épices dans laquelle on découvrirait quelques cigares cachés, des crayons de couleur et des billes d'agate. " Cette année-là fut celle de notre première collaboration : une mini-anthologie [2] imprimée par Louis Dubost sur la ronéo typeuse du Dé Bleu. S'en suivront d'innombrables projets partagés sans heurt, en pleine confiance, car j'ai beau réfléchir jamais nous ne nous sommes fâchés Christian et moi. Amateur de cigares et de grande musique, il m'a ouvert à des mondes inconnus qui depuis me sont devenus familiers. L'histoire ne s'arrête pas là et il me reste tant à dire que je me réserve de donner une suite à ce portrait qui restera pour l'heure inachevé.