Cahier de voyages, extrait 1 Paris, Le Grand Palais
Paris au mois de juin, avec l’EURO 2016 qui venait de commencer. Un Paris guilleret, parcouru par petites hordes de supporteurs, entre l’été qui tardait à arriver et la crue de la Seine qui avait fait remballer des œuvres du Musée du Quai d’Orsay et qui restait visible sur les quais.
J’avais peu de jours, beaucoup d’envies. Je commençais donc par le Grand Palais, sans raison précise, ou plutôt pour 4 raisons : Amadeo de Souza, Huong Yong Ping, Seydou Keïta et l’étonnant Carambolages où des œuvres de périodes, techniques, styles, pays différents, se rencontrent avec la précision d’un coup de billard.
Six heures. Un bonheur sans faille.
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Amadeo de Souza Cardoso
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Amadeo de Souza, Les lévriers , 1911
La rétrospective Amadeo de Souza (1897-1918) restera au Grand Palais jusqu’au 18 juillet. Pressez-vous donc, cela vaut le détour. L’ami de Modigliani et de Brancusi est un peintre portugais de famille rurale et aisée, né dans la région de Manhufe, au nord du pays, qu’il va peindre maintes fois. A 19 ans il s’installa à Paris, pour étudier vaguement l’architecture, se consacra à la caricature, au dessin, s’amusa beaucoup, s’enchanta avec les maîtres flamands du XIV et XV siècle, qu’il découvre lors d’un voyage à Bruxelles, fréquenta les avant-gardes parisiennes, dessine et peint, entre tradition et modernité, revenant sans arrêt sur les traits particuliers de sa région d’origine, avec une fascination singulière pour la culture populaire, et pour les légendes moyenâgeuses. L’exposition est très complète, 250 œuvres, dont 10 de ses amis Modigliani, Brancusi et du couple Delaunay. J’aime beaucoup cette manière de faire qui consiste à contextualiser la création d’un artiste en mettant en regard d’autres œuvres de la même époque ou de même thème, et quelques documents privés comme correspondances, photos. Le peintre mourra jeune au Portugal où il était resté coincé par le début de la Grande guerre.
Amadeo de Souza, La détente du cerf, dessin n° 14, Les XX dessins, 1912
La mort par grippe espagnole à 30 ans interrompra une carrière qui était déjà internationale. Après avoir exposé à Paris au 28ème salon des indépendants, et le 10ème salon d’automne, Amadeo participera en 1913 à l’Armory show qui circulait par les Etats unis, passant par New York, Chicago et Boston, avec grand succès : il y vendra 7 des 8 toiles présentées. La même année il prendra part au Premier salon d’automne allemand à Berlin. Le peintre dira de lui-même en 1916 être un peu impressionniste, un peu cubiste, un peu futuriste et un peu abstractionniste. Peintre pluriel, Amadeo avait une identité multiple qui échappe aux catégorisations. Cependant il ne s’agissait pas de subir passivement les influences des avant-gardes avec lesquelles il était en contact. L’artiste, défini par le historien d’art américain Robert Loesther comme un des plus secrets le mieux gardés de l’art moderne, a produit une œuvre où la forme sert l’émotion, faisant le lien entre le lyrisme et l’exubérance du XIX siècle et la stylisation des figures et leur agencement rythmé proposé par les nouvelles approches formelle
Amadeo de Souza, Sans titre, collage, 1917
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Monumenta : Empires
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Huang Yong Ping, Empires, Monumenta 2016
Depuis 2007, la Nef du Grand Palais est investie par des œuvres monumentales des plus grands artistes contemporains. Après Anselm Kiefer, Richard Serra, Christian Boltanski, Anish Kapoor, Daniel Buren et Ilya et Emilia Kabakov, Huang Yong Ping, plasticien avant-gardiste chinois y a installé Empires, proposant une réflexion sur les transformations de notre monde. L’installation était visible du 8 mai au 18 juin.
Huang Yong Ping, chinois d’origine, vit en France depuis 1989, après sa participation avec une installation à l’exposition Les magiciens de la terre. Son œuvre conjugue les influences les plus contemporaines occidentales avec les influences les plus traditionnelles chinoises. Empires est formé par trois éléments : les conteneurs, qui font référence à la circulation (surtout de marchandises, mais aussi des hommes) , le serpent (la mutation, avec la mue de la peau, le danger, le vivant, l’histoire) et le bicorne de Napoléon, symbole du pouvoir, moteur du monde. Le bicorne est ici celui de la bataille d’Eylau, apogée du pouvoir de l’empire mais aussi sa bataille la plus tragique, pour le nombre de morts. Devant le bicorne se trouve, la gueule ouverte, le serpent (250 mètres de long, 130 tonnes) qui menace le pouvoir et se déploie sur les conteneurs (300), comme des nuages dans le ciel. C’est une sorte de paysage géométrique qui s’insère parfaitement dans l’architecture du lieu. Les nervures de la verrière se reflètent dans les vertèbres, par exemple. On est projeté dans la réflexion sur les relations entre le vivant et l’industriel, sur l’histoire, sur la vanité du désir de puissance, et sur la défaite devant les circonstances de l’histoire
– Huang Yong Ping, Empires, Monumenta 2016
Arrivés dans la Nef, on est d’abord confronté aux ombres du serpent. Puis à la masse des conteneurs, une sorte d’immense promontoire, surplombé par le squelette du serpent tout en circonvolution, qui s’enroule autour des conteneurs partant de cet énorme chapeau dont l’artiste dit qu’il est comme un piège qui pourrait aspirer celui qui passe en dessous. On rentre dans le serpent, on subit l’ombre menaçante des conteneurs, on a cette vision incongrue et un peu comique pour moi du bicorne. La nef est si extraordinaire, 13 500 m2, 45 m d’hauteur, L’immensité de l’œuvre remet évidement à un problème d’échelle, la petitesse de l’homme. Il est impossible de ne pas ressentir ce vertige à l’envers. Métaphore de la mondialisation, le pouvoir politique et le pouvoir économique sont confrontés aux contingences de l’histoire. C’est une guerre de guerres : guerre politique, guerre économique, guerre culturelle aussi. Circulation économique, circulation d’idées, de personnes, mutations de tous types. La vie. Sans aucun jugement de valeur.
Huang Yong Ping, Empires, Monumenta 2016
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Seidou Keyta (1921 -2007)
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Seidou Keïta, sans titre, 1956, tirage argentique moderne, 60 X 50 cm
C’est malheureusement fini. Car tous ceux qui aiment la photo devraient pouvoir la voir. Seydou Keïta a réinventé le portrait, lui a donné une aura artistique. L’exposition mêlait tirages originaux, dont beaucoup dans un état de conservation extraordinaire, et tirages argentiques modernes. 300 photos dont une petite centaine de tirages originaux. Des tirages à taille humaine et un peu au-delà et des tirages anciens en petite taille (environ 13 x 18 cm). Deux vidéos où l’on voit l’artiste malien à l’œuvre dans son atelier, et on pourrait rester des heures à le regarder placer une main, lever le visage pour capter un regard. Je suis restée fascinée par ses explications, chaque photo devait absolument ne nécessiter qu’une seule prise du vue, en raison de la cherté et rareté des négatifs et du papier.
Seydou Keïta était fier d’avoir inventé le portrait de buste de biais. Avant lui, on posait face à la caméra, habitude hérité des photos ethnographiques faites par les colons dont le but était de documenter. La photo de Seydou embellit, magnifie. Son goût de la mise en scène et la position un peu de profil qu’il propose à ses clients donne à ses photos cet air de peinture de la Renaissance. Ce sont des portraits en studio, toujours à la lumière naturelle. Son studio étant une courette, devant le Marché Rose à Bamako, ce que lui permettait d’attirer une grande clientèle, et où il faisait poser sur fond de wax, avec des accessoires convenus avec le client et qui pouvaient inclure sa voiture dont la modernité impressionnait ou une vespa, un transistor ou des tapis, ou encore des montres, des gants,… avec Seydou la modernité est l’œuvre, dans un pays bientôt indépendan
Seidou Keïta, sans titre, 1956-57, tirage argentique moderne, 120 X 180 cm
Autodidacte, Seydou Keïta était apprenti menuisier chez son père quand il a reçu un petit kodak Browine flash (qui a aussi était le premier appareil de Cartier Bresson) offert par son oncle en 1935. Il apprend les rudiments de la photo avec Mountaga Dembélé, un des premiers africains à posséder son propre matériel, acheté lors de son service militaire en Europe. Mais très vite les photos de Seydou font preuve d’une qualité exceptionnelle qui font de lui un maître. L’exposition couvre toute la période de fonctionnement de son studio (de 1948 à 1962). Le travail qu’il accomplit jusqu’à sa retraite en 1977 pour le gouvernement n’est pas représenté. Tous les clichés m’ont semblé magnifiques. J’ai un faible pour le couple allongé datant de 1952-1955, avec le détail touchant des mains des époux qui se juxtaposent discrètement. Et aussi pour le portrait de deux sœurs, comme des reines, avec leurs bijoux, et la jolie composition graphique entre les fleurs de leurs robes et les arabesques d
Seidou Keïta, sans titre, 1952 – 1955, tirage argentique moderne, 120 X 180 cm
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Carambolages
Carambolages, Anonyme flamand, Diptyque satyrique , 1520-1530, huile sur bois
« Laisse ce panneau fermé, sinon tu seras fâché contre moi.» « Ce ne sera pas de ma faute car je t’avais prévenu.» « Et plus nous voudrons te mettre en garde, plus tu auras envie de sauter par la fenêtre.»
L’affiche de l’exposition, tirée d’un dytique flamand anonyme, averti : en y pénétrant ces lieux vous risquez d’être contrarié… Là aussi l’exposition est finie et c’est bien dommage. J’avais été séduite par le titre « Carambolages » qui pour moi évoquait d’abord un accident automobilistique, je pensais à des œuvres qui s’entrechoquaient. Puis , j’ai appris que le mot vient aussi du billard, et se réfère à un coup où une balle touche deux autres. L’exposition est pensée comme une seule séquence où les œuvres s’enchainent par concaténation, chaque œuvre étant annoncée par la précédente et amenant à la suivante, mais pas systématiquement par chronologie ou par un thème, par artiste, mouvements ou par une technique, mais plutôt par une affinité quelconque qui a été décelée par le commissaire, et qu’on est invités à percevoir.
CARAMBOLAGES, communiquer avec les divinités ; Ex-voto Grèce Antique, 1er siècle après JC, bonze ; Idole aux yeux , région du Haut Tigre Mésopotamie, IV millénaire av. JC calcaire ; Crâne asmat, Indonésie, XIX, XX siècle plumes, vannerie, coquillages , deux statuettes
C’est comme une gigantesque collection privée, quelqu’un a assemblé tout cela sur la base de points de contact que lui perçoit, certains évidents pour tous, d’autres plus secrets car plus intimes. L’exposition réunit sur le même plan œuvres antiques, objets de culte, tableaux anciens, créations contemporaines et reliques ancestrales. Il s’agit de décloisonner. En fait on est invité à créer sa propre exposition, et pas seulement lors de deux moments de jeux que j’ai beaucoup apprécié : un jeu où l’on devait compléter une série donnée, et le mur aimanté sur lequel on avait toute liberté de disposer les œuvres dans l’ordre qu’on aurait souhaité. Je l’ai fait et refait. On devrait avoir plus souvent cette liberté-là, d’associer les œuvres selon ses propres critères formels, visuels, sémantiques, chromatiques… . Car si les regardeurs font le tableau comme prétendait Duchamp, et je suis plutôt de cet avis, une exposition, cette exposition particulièrement, fait œuvre dans le regard du regardeur. Par cette présence centrale du spectateur, par la scénographie, minimaliste mais qui procure dans la disposition des objets, une série de chocs visuels, l’exposition se voulait un divertissement, où la surprise est un des ressorts essentiels du plaisir esthétique. Regard et sensation sont les seuls guides. Des œuvres contemporaines jouxtent des créations populaires, primitives, classiques, mineures… toujours liées ou opposées par quelque chose d’incongru. Le plaisir ici ne fait pas appel à des connaissances en histoire de l’art, mais à la capacité de s’émerveiller.
inuptiat début du XX siècle, intestin de phoque barbu, tendon, peau d’oiseaux
Sarkis, Scène de cuive, 2012 ( Veste dozo, Burkina Faso, cuivre, bois
tunique talismanique