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Nouvelle – Les nénuphars

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Les nénuphars

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(Les nymphéas – Claude Monet)

Garance

Assise sur mon lit depuis maintenant plus de vingt minutes, j’attendais impatiemment d’entendre le tintement de la sonnette d’entrée. Dieu que les secondes s’écoulaient lentement ! Je lissais et re-lissais les pans de ma robe pour occuper mes mains et fixais la porte de ma chambre. J’espérais que tout se passerait bien, que je saurais quoi dire, quoi faire. La pluie avait cessé de tomber depuis ce matin et un magnifique ciel bleu avait remplacé les nuages. Tout était réuni pour que cet après-midi se déroule à merveille. Celui que j’attendais s’appelait Arthur. Je l’avais rencontré un matin à la boulangerie, en cherchant de la monnaie dans la petite bourse que maman m’avait donnée avant que je parte faire les courses. Une pièce de 50 centimes était tombée par terre et avait roulé sur le carrelage du magasin jusqu’à ce que sa course soit interrompue par une chaussure. Son propriétaire s’était baissé pour la ramasser et le sourire qu’il m’avait adressé en se relevant m’avait littéralement transpercée. C’est fou comme une rencontre peut se résumer à peu de choses. Pour moi ça avait été à une pièce qui roule. Quand j’étais rentrée à la maison la baguette s’était refroidie depuis bien longtemps mais mon cœur s’était enveloppé d’une chaleur délicate dont je ne connaissais rien jusqu’alors. Maman n’avait pas été très enchantée de me savoir éprise d’un garçon qui venait à peine de croiser mon chemin. Pourtant, le récit de ma matinée passée à ses côtés à déguster les éclairs au chocolat que j’aurais dû ramener à la maison et à nous parler comme si nous nous étions quittés la veille, semblait avoir suffi à la convaincre qu’Arthur était quelqu’un de bien. Aussi je n’avais pas eu à batailler beaucoup pour qu’elle accepte que j’aille au rendez-vous auquel il m’avait invitée.

La sonnette vint enfin briser le silence dans lequel la maison était plongée et j’entendis maman taper les mains sur ses cuisses pour les essuyer sur son tablier et marcher de la cuisine au hall d’entrée. Des chuchotements à peine audibles parvinrent jusqu’à moi et je levai les yeux au ciel espérant que maman ne le fasse pas fuir à coups de « je vous préviens, si vous faites du mal à ma fille » ou « je vous ai à l’œil » que je l’imaginais prononcer d’ici. Finalement maman apparut sur le pas de ma porte et m’aida à me lever en me soulevant par le bras. J’étais tombée de façon assez pitoyable quelques jours auparavant et j’espérais bien que cela ne me handicaperait pas trop pour la promenade dans le parc qu’il m’avait promis.

« – Garance, prends la canne de grand-mère, ça t’évitera de devoir t’appuyer sur lui en permanence, ordonna-t-elle plus qu’elle ne proposa en me la tendant.

– Je vais avoir l’air ridicule avec une canne ! objectai-je consciente que tout glamour s’envolerait s’il me voyait débarquer comme une mamie.

– Tu n’as pas vraiment le choix si tu veux aller gambader avec ton apollon ! »

Je priai immédiatement pour que, de la porte d’entrée, mon « apollon » n’ait rien entendu de cette dernière phrase et pris la canne avec regret. Je dus tout de même reconnaître qu’elle me permit de soulager ma cheville droite. Descendre les marches de l’escalier fut ainsi moins difficile que je ne l’aurais imaginé et arrivée en bas, l’ultime douleur qui subsistait s’envola lorsque mes yeux se posèrent sur Arthur.

« – Bonjour Garance. »

Il affichait ce même sourire qui m’avait fait fondre à la boulangerie, portait une chemise bleue et un pantalon en lin beige. J’avais oublié à quel point ses boucles brunes faisaient ressortir son teint clair. Il avait dans les mains une boite en carton blanc qu’il me tendit.

« – Je vous devais quelques éclairs si mes souvenirs sont bons, expliqua-t-il pour maman autant que pour moi.

– Je vous remercie jeune homme, c’est une attention que j’apprécie, fit maman avant de récupérer le paquet pour le poser sur la table de la cuisine. »

Elle ne revint pas dans le hall et Arthur considéra que c’était le signe que nous pouvions nous éclipser.

Arthur

Quand j’avais vu l’annonce de l’emploi sur leboncoin, j’avoue avoir tout d’abord cru que c’était une blague de mauvais goût. J’avais envoyé un mail scandalisé à la personne l’ayant déposée et avait signalé le contenu inapproprié aux modérateurs. Depuis, l’annonce avait été retirée, pas parce qu’elle avait été supprimée par le personnel de leboncoin mais parce que quelqu’un avait eu la folle idée de postuler et avait été retenu : moi.

Je serai incapable de dire ce qui avait fini par me convaincre. Peut-être la détresse dans sa voix quand elle m’avait affirmé au téléphone que Garance dépérissait à vue d’œil et qu’elle ne voyait pas d’autre solution que ça.

Toujours est-il que je devais partir dans quelques minutes pour notre premier rendez-vous mais relisais inlassablement les notes que j’avais prises lorsqu’elle m’avait tout expliqué. J’avais la pression, je voulais bien faire, éviter les bourdes et réussir à lui redonner le sourire. Je me décidai enfin à enfourcher mon vélo et il ne me fallut pas bien longtemps pour arriver devant chez elles.

Quand elle m’ouvrit la porte, les yeux de Nathalie rougirent.

« – Excusez-moi, c’est que… vous lui ressemblez tellement… fit-elle en retenant ses larmes. Vous avez les éclairs ? demanda-t-elle en essayant de se reprendre

– Oui bien sûr, je répondis en tirant la boite du panier de mon vélo.

– Parfait, vous les lui donnerez quand elle descendra. Tout est clair pour vous Thomas ? Pas d’autres questions ?

– Arthur, rectifiai-je, mon prénom est Arthur à présent. »

Elle me gratifia d’un sourire avant de monter les escaliers. Quand elle les descendit Garance était avec elle. Elle portait une robe à fleur rouge d’un autre temps mais qui lui allait à merveille et faisait ressortir ses cheveux blancs. Appuyée sur sa canne elle franchit les marches une à une avant de s’arrêter devant moi.

« – Bonjour Garance, dis-je en lui souriant ».

Garance

Le parc ne se trouvait qu’à quelques minutes à pied de la maison. Je m’y promenais souvent avec papa avant la guerre. Je n’y étais pas retournée depuis. J’avais l’impression que rien n’avait changé et pourtant rien n’était plus pareil. Officiellement papa avait disparu, ils n’avaient jamais retrouvé son corps et il était donc impossible de certifier qu’il avait été tué par les allemands mais nous savions très bien ce que cela voulait dire et qu’il ne rentrerait jamais. Il m’avait toujours dit en plaisantant qu’il aurait voulu être enterré sous un arbre dans ce parc. Tout ce que j’espérais c’était qu’où qu’il se trouve, un arbre ne soit pas loin.

Je ne m’étais pas rendue compte que je m’étais arrêtée. A mes côtés Arthur semblait avoir compris que quelque chose me bouleversait mais il ne dit rien. Il posa simplement une main sur mon bras, geste qui valait pour moi des milliers de mots. Je finis par me ressaisir et nous nous mîmes à nouveau en marche.

En ce 6 avril 1952, les bourgeons venaient tout juste d’éclore et nous contemplions émerveillés les fleurs se reflétant dans le cours d’eau qui passait sous le pont sur lequel nous marchions.

« – On dirait presque un tableau de Monet, fit Arthur.

– Ce sont des nymphéas ? demandai-je en désignant les fleurs jaunes qui flottaient sur l’eau.

– Non, des nénuphars. Les nymphéas ont des fleurs plus impressionnantes, blanches, rose, rouges parfois. Ici elles sont petites et jaunes. Je préfère les nénuphars, je les trouve plus modestes, ils n’ont pas besoin d’en faire des tonnes pour être agréables à regarder.

– D’où le presque.

– Le presque ?

– « On dirait presque un tableau de Monet ».

–  C’est ça ! Je doute que Monet ait un jour confondu les nymphéas et les nénuphars, dit-il en riant

– Eh bien Monet était un fin botaniste tout comme toi !

– Peut-être… Je doute tout de même aussi qu’il ait étudié les plantes comme je le fais. Il les peignait, je les dissèque, c’est moins artistique.

– Je suis persuadée que c’est pourtant tout un art de savoir disséquer une plante.

– Ça l’est. Certaines fleurs demeurent pourtant encore un mystère pour moi, lâcha-t-il en regardant ses pieds. »

Je lui répondis par un sourire et mon cœur s’emballa. J’aurais dû trouver sa remarque un peu trop fleur bleue mais après tout, c’était justement de fleur qu’il était question. Il n’attendait pas de réponse de ma part, je le savais alors je me contentai de glisser ma main dans la sienne. Elle était chaude, plus que la mienne en tout cas. Son pouce vint instinctivement caresser ma paume et je me retins de respirer.

Arthur

« – Ça l’est. Certaines fleurs demeurent pourtant encore un mystère pour moi. »

J’avais prononcé cette dernière phrase contraint et forcé par le scénario qu’on m’avait imposé mais je me sentais de plus en plus mal à l’aise face à cette situation. Garance, comme prévu, avait glissé sa main fragile dans la mienne et j’avais caressé sa paume du pouce. Elle me rappelait celle de ma grand-mère quand elle nous emmenait ma sœur et moi en ballade pendant les vacances d’été. C’était réconfortant et terrifiant en même temps. J’avais envie d’apporter un peu de bonheur à Garance même si tout ça n’était qu’une parfaite illusion mais je n’aimais pas abuser de son état pour lui faire croire des choses qui n’arriveraient plus jamais.

Nathalie m’avait bien dit que c’était pour son bien et que sans ça sa mère allait se laisser mourir. Mais j’étais persuadé qu’il y avait une autre solution. Qu’il était possible de la rendre heureuse à nouveau sans avoir à jouer et rejouer sa rencontre avec son mari. Son petit-fils avait supporté d’incarner Arthur pendant six ans jusqu’à ce qu’il parte à l’Université en octobre dernier. Depuis il n’y avait plus eu de rendez-vous fictif entre Garance et « Arthur » et la vieille dame avait comme cessé d’exister. Elle était restée cloîtrée dans sa chambre, ne mangeait plus que très peu et même si elle ne parvenait pas à se rappeler des événements qui avaient eu lieu après l’épisode de la boulangerie, elle devait savoir au fond d’elle-même qu’Arthur n’était plus là.  Sa tristesse la rongeait de l’intérieur.

En la voyant maintenant, marcher doucement sa canne dans une main et l’autre dans la mienne, le sourire aux lèvres et le regard plein de malice comme elle l’avait certainement eu à 16 ans, je me sentais comme un intrus, un voleur. J’étais en train de voler à Arthur ce moment qui aurait dû rester unique. Je me faisais passer pour lui auprès de sa femme et elle ne s’en rendait même pas compte.

Nathalie m’avait prévenu que j’aurais certainement envie de lui dire la vérité et qu’elle ne m’en voudrait pas pour ça, qu’elle ne me virerait pas. Elle m’avait même donné quelques photos de leur vie à tous les deux pour me faciliter le travail : « On l’a tous fait, on lui a tous raconté, c’est humain alors si vous devez être amené à lui dire à votre tour, elles vous aideront. ». Selon elle c’était inutile puisque sa mère oublierait tout de notre conversation dans les heures qui suivraient comme elle le faisait depuis le décès d’Arthur il y a six ans. A croire que son cerveau avait préféré effacer presque toute l’existence d’Arthur pour ne pas la faire souffrir. Miracle ou fardeau, il subsistait le souvenir de leur rencontre et Garance était depuis plongée dans l’esprit d’une fille de 16 ans attendant son prochain rendez-vous. Elle ne vivait plus que pour ça. Sa fille et son petit-fils avaient donc décidé de mettre en scène ce rendez-vous en suivant à la lettre le récit qu’elle leur avait fait des dizaines et des dizaines de fois avant qu’elle n’oublie. Pourtant il fallait que je m’assure que rien d’autre n’était possible pour l’aider, je ne pouvais pas continuer à jouer cette ritournelle infinie sans être certain que c’était la seule solution.

Nous approchions d’un banc et j’en profitai pour nous y diriger. Ce n’était pas dans le planning et à ma surprise, Garance opposa une légère résistance, comme si elle savait intérieurement que ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Elle finit toutefois par s’y asseoir et me lança un regard interrogateur, comprenant que j’allais lui dire quelque chose d’important. Je pris une grande inspiration et sortis la photo de leur mariage de la poche de mon pantalon.

Garance

Nous venions tout juste de nous asseoir sur un banc, en face d’un platane dont les feuilles caressaient délicatement l’herbe. Arthur semblait sur le point de me parler. Il se pencha légèrement pour attraper quelque chose dans son pantalon et finit par me tendre une photo. Je la pris dans mes mains et découvris deux personnes, posant devant des bouquets de fleurs. La femme avait une robe blanche magnifique et l’homme un costume, gris sans doute, c’était difficile à dire sur une photo en noir et blanc. La femme me ressemblait beaucoup mais j’avais du mal à croire qu’il s’agissait de ma mère d’autant plus que l’homme n’était définitivement pas mon père, il s’apparentait plus à Arthur.

« – Je ne comprends pas, avouai-je en lui redonnant la photo. Qui sont-ils ?

– Ici c’est toi, expliqua-t-il en désignant la femme. Là c’est Arthur, ton mari. Nous sommes en 2016 Garance. Je ne suis pas Arthur. »

Tout d’abord je voulus éclater de rire. La blague était tellement énorme, comment avait-il cru que j’aurais pu le croire ? Puis au fond de moi une lumière vint s’allumer, je ne saurais expliquer comment, ni pourquoi, tout ça ne paraîtrait que peu rationnel mais il m’a alors semblé qu’on m’offrait un choix. J’avais l’impression qu’un rouage s’était bloqué dans mon esprit comme un mur auquel j’étais parfois confrontée mais que jusqu’à présent j’avais choisi de contourner.

« – Tu peux y arriver Garance, m’encouragea-t-il comme s’il était conscient du combat intérieur que je menais. Tu peux te réparer, tout ce que tu as à faire c’est accepter. »

Sa voix me paraissait lointaine. J’étais toujours devant ce mur immense mais plus je me concentrais sur ses paroles, plus le mur se réduisait comme s’il s’effritait. Chaque strate qui disparaissait faisait remonter en moi un souvenir que j’avais cru perdu à jamais : le 6 avril 1952 et notre promenade dans le parc qui m’avait fait comprendre que j’étais amoureuse de lui; le jour de notre mariage où nous nous étions sauvés comme des voleurs pendant le repas pour profiter d’un instant rien qu’à nous; le jour où je lui avais annoncé que je portais son enfant; le jour où j’avais vu son regard s’illuminer quand Nathalie avait poussé son premier cri; tous les jours où nous nous étions aimés comme deux adolescents fous l’un de l’autre refusant de laisser la magie s’envoler. Bientôt le mur ne fut plus. A la place une stèle apparut. Je m’accroupis devant et passai mes doigts sur les gravures « Arthur Morin, 1935-2010 ». Mes larmes vinrent s’écraser sur le marbre.

« – Il faut lui dire au revoir Garance, murmura-t-il en posant sa main sur la mienne. »

Alors je lui dis au revoir, je lui dis combien je l’aimais, combien il m’avait rendue heureuse, combien cette vie que j’avais partagée avec lui avait été la plus belle vie que j’aurais pu avoir, combien il me manquerait. J’embrassai son prénom gravé et la stèle s’évapora. Des silhouettes avancèrent vers moi. Ma fille, mes petits-enfants, mes arrière-petits-enfants. Une dernière silhouette se présenta enfin. J’avais espéré qu’il s’agissait de mon mari mais c’était moi : une vieille femme au dos voûté mais aux yeux rieurs. Je plantai mon regard dans le sien et je sus que je pouvais être elle, que ma vie n’était pas terminée et qu’elle serait encore remplie de bonheur. J’ouvris les yeux.

Thomas

J’ai raccompagné Garance chez elle. Sur la route, nous n’avions échangé aucun mot, il n’y avait pas besoin. Quand nous sommes arrivés sur le pas de la porte, elle a pris mes deux mains entre les siennes.

« – Merci…

– Thomas.

– Merci Thomas. »

Je la gratifiai d’un hochement de tête puis j’enfourchai mon vélo avant de la laisser derrière moi.

Quelques jours plus tard je n’arrivais pas à ôter Garance de mes pensées. J’avais espéré que Nathalie me contacte pour me dire que Garance allait mieux, qu’elle se souvenait de tout et qu’elle avait réussi à se réparer. Le lendemain de notre promenade, elle m’avait appelé en effet mais pour me dire que sa mère était enfermée dans sa chambre et qu’elle refusait de parler. Elle n’avait apparemment jamais fait ça. Je m’en voulais de l’avoir mise dans cette situation. Peut-être avais-je fait ou dit ce qu’il ne fallait pas. Peut-être que je l’avais brisée définitivement. Ce fut donc avec appréhension que je décrochai le téléphone en voyant le numéro de Nathalie s’afficher.

« – Thomas ? Qu’avez-vous fait Thomas ?! s’exclama-t-elle en pleurant tandis que mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine »

Elle ne me laissa pas le temps de poser des questions et elle me raconta.

Une semaine jour pour jour après notre rencontre, Garance s’était enfin levée et elle était descendue dans le jardin derrière la maison pour s’asseoir sur le banc devant le bassin artificiel où nageaient des poissons rouges. Nathalie l’avait rejointe et sans quitter le point d’eau des yeux, Garance avait prononcé quelques phrases. Une oreille extérieure n’y aurait entendu qu’une conversation banale mais elle signifiait pourtant beaucoup. « Nathalie, j’aimerais qu’on mette des nénuphars sur le bassin. Des nénuphars tu entends, pas des nymphéas. Ton père préférait les nénuphars. ».

Nathalie avait alors su et à présent je le savais aussi. Garance était réparée.

Lily

Les nénuphars

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(Les nymphéas – Claude Monet)

Garance

Assise sur mon lit depuis maintenant plus de vingt minutes, j’attendais impatiemment d’entendre le tintement de la sonnette d’entrée. Dieu que les secondes s’écoulaient lentement ! Je lissais et re-lissais les pans de ma robe pour occuper mes mains et fixais la porte de ma chambre. J’espérais que tout se passerait bien, que je saurais quoi dire, quoi faire. La pluie avait cessé de tomber depuis ce matin et un magnifique ciel bleu avait remplacé les nuages. Tout était réuni pour que cet après-midi se déroule à merveille. Celui que j’attendais s’appelait Arthur. Je l’avais rencontré un matin à la boulangerie, en cherchant de la monnaie dans la petite bourse que maman m’avait donnée avant que je parte faire les courses. Une pièce de 50 centimes était tombée par terre et avait roulé sur le carrelage du magasin jusqu’à ce que sa course soit interrompue par une chaussure. Son propriétaire s’était baissé pour la ramasser et le sourire qu’il m’avait adressé en se relevant m’avait littéralement transpercée. C’est fou comme une rencontre peut se résumer à peu de choses. Pour moi ça avait été à une pièce qui roule. Quand j’étais rentrée à la maison la baguette s’était refroidie depuis bien longtemps mais mon cœur s’était enveloppé d’une chaleur délicate dont je ne connaissais rien jusqu’alors. Maman n’avait pas été très enchantée de me savoir éprise d’un garçon qui venait à peine de croiser mon chemin. Pourtant, le récit de ma matinée passée à ses côtés à déguster les éclairs au chocolat que j’aurais dû ramener à la maison et à nous parler comme si nous nous étions quittés la veille, semblait avoir suffi à la convaincre qu’Arthur était quelqu’un de bien. Aussi je n’avais pas eu à batailler beaucoup pour qu’elle accepte que j’aille au rendez-vous auquel il m’avait invitée.

La sonnette vint enfin briser le silence dans lequel la maison était plongée et j’entendis maman taper les mains sur ses cuisses pour les essuyer sur son tablier et marcher de la cuisine au hall d’entrée. Des chuchotements à peine audibles parvinrent jusqu’à moi et je levai les yeux au ciel espérant que maman ne le fasse pas fuir à coups de « je vous préviens, si vous faites du mal à ma fille » ou « je vous ai à l’œil » que je l’imaginais prononcer d’ici. Finalement maman apparut sur le pas de ma porte et m’aida à me lever en me soulevant par le bras. J’étais tombée de façon assez pitoyable quelques jours auparavant et j’espérais bien que cela ne me handicaperait pas trop pour la promenade dans le parc qu’il m’avait promis.

« – Garance, prends la canne de grand-mère, ça t’évitera de devoir t’appuyer sur lui en permanence, ordonna-t-elle plus qu’elle ne proposa en me la tendant.

– Je vais avoir l’air ridicule avec une canne ! objectai-je consciente que tout glamour s’envolerait s’il me voyait débarquer comme une mamie.

– Tu n’as pas vraiment le choix si tu veux aller gambader avec ton apollon ! »

Je priai immédiatement pour que, de la porte d’entrée, mon « apollon » n’ait rien entendu de cette dernière phrase et pris la canne avec regret. Je dus tout de même reconnaître qu’elle me permit de soulager ma cheville droite. Descendre les marches de l’escalier fut ainsi moins difficile que je ne l’aurais imaginé et arrivée en bas, l’ultime douleur qui subsistait s’envola lorsque mes yeux se posèrent sur Arthur.

« – Bonjour Garance. »

Il affichait ce même sourire qui m’avait fait fondre à la boulangerie, portait une chemise bleue et un pantalon en lin beige. J’avais oublié à quel point ses boucles brunes faisaient ressortir son teint clair. Il avait dans les mains une boite en carton blanc qu’il me tendit.

« – Je vous devais quelques éclairs si mes souvenirs sont bons, expliqua-t-il pour maman autant que pour moi.

– Je vous remercie jeune homme, c’est une attention que j’apprécie, fit maman avant de récupérer le paquet pour le poser sur la table de la cuisine. »

Elle ne revint pas dans le hall et Arthur considéra que c’était le signe que nous pouvions nous éclipser.

Arthur

Quand j’avais vu l’annonce de l’emploi sur leboncoin, j’avoue avoir tout d’abord cru que c’était une blague de mauvais goût. J’avais envoyé un mail scandalisé à la personne l’ayant déposée et avait signalé le contenu inapproprié aux modérateurs. Depuis, l’annonce avait été retirée, pas parce qu’elle avait été supprimée par le personnel de leboncoin mais parce que quelqu’un avait eu la folle idée de postuler et avait été retenu : moi.

Je serai incapable de dire ce qui avait fini par me convaincre. Peut-être la détresse dans sa voix quand elle m’avait affirmé au téléphone que Garance dépérissait à vue d’œil et qu’elle ne voyait pas d’autre solution que ça.

Toujours est-il que je devais partir dans quelques minutes pour notre premier rendez-vous mais relisais inlassablement les notes que j’avais prises lorsqu’elle m’avait tout expliqué. J’avais la pression, je voulais bien faire, éviter les bourdes et réussir à lui redonner le sourire. Je me décidai enfin à enfourcher mon vélo et il ne me fallut pas bien longtemps pour arriver devant chez elles.

Quand elle m’ouvrit la porte, les yeux de Nathalie rougirent.

« – Excusez-moi, c’est que… vous lui ressemblez tellement… fit-elle en retenant ses larmes. Vous avez les éclairs ? demanda-t-elle en essayant de se reprendre

– Oui bien sûr, je répondis en tirant la boite du panier de mon vélo.

– Parfait, vous les lui donnerez quand elle descendra. Tout est clair pour vous Thomas ? Pas d’autres questions ?

– Arthur, rectifiai-je, mon prénom est Arthur à présent. »

Elle me gratifia d’un sourire avant de monter les escaliers. Quand elle les descendit Garance était avec elle. Elle portait une robe à fleur rouge d’un autre temps mais qui lui allait à merveille et faisait ressortir ses cheveux blancs. Appuyée sur sa canne elle franchit les marches une à une avant de s’arrêter devant moi.

« – Bonjour Garance, dis-je en lui souriant ».

Garance

Le parc ne se trouvait qu’à quelques minutes à pied de la maison. Je m’y promenais souvent avec papa avant la guerre. Je n’y étais pas retournée depuis. J’avais l’impression que rien n’avait changé et pourtant rien n’était plus pareil. Officiellement papa avait disparu, ils n’avaient jamais retrouvé son corps et il était donc impossible de certifier qu’il avait été tué par les allemands mais nous savions très bien ce que cela voulait dire et qu’il ne rentrerait jamais. Il m’avait toujours dit en plaisantant qu’il aurait voulu être enterré sous un arbre dans ce parc. Tout ce que j’espérais c’était qu’où qu’il se trouve, un arbre ne soit pas loin.

Je ne m’étais pas rendue compte que je m’étais arrêtée. A mes côtés Arthur semblait avoir compris que quelque chose me bouleversait mais il ne dit rien. Il posa simplement une main sur mon bras, geste qui valait pour moi des milliers de mots. Je finis par me ressaisir et nous nous mîmes à nouveau en marche.

En ce 6 avril 1952, les bourgeons venaient tout juste d’éclore et nous contemplions émerveillés les fleurs se reflétant dans le cours d’eau qui passait sous le pont sur lequel nous marchions.

« – On dirait presque un tableau de Monet, fit Arthur.

– Ce sont des nymphéas ? demandai-je en désignant les fleurs jaunes qui flottaient sur l’eau.

– Non, des nénuphars. Les nymphéas ont des fleurs plus impressionnantes, blanches, rose, rouges parfois. Ici elles sont petites et jaunes. Je préfère les nénuphars, je les trouve plus modestes, ils n’ont pas besoin d’en faire des tonnes pour être agréables à regarder.

– D’où le presque.

– Le presque ?

– « On dirait presque un tableau de Monet ».

–  C’est ça ! Je doute que Monet ait un jour confondu les nymphéas et les nénuphars, dit-il en riant

– Eh bien Monet était un fin botaniste tout comme toi !

– Peut-être… Je doute tout de même aussi qu’il ait étudié les plantes comme je le fais. Il les peignait, je les dissèque, c’est moins artistique.

– Je suis persuadée que c’est pourtant tout un art de savoir disséquer une plante.

– Ça l’est. Certaines fleurs demeurent pourtant encore un mystère pour moi, lâcha-t-il en regardant ses pieds. »

Je lui répondis par un sourire et mon cœur s’emballa. J’aurais dû trouver sa remarque un peu trop fleur bleue mais après tout, c’était justement de fleur qu’il était question. Il n’attendait pas de réponse de ma part, je le savais alors je me contentai de glisser ma main dans la sienne. Elle était chaude, plus que la mienne en tout cas. Son pouce vint instinctivement caresser ma paume et je me retins de respirer.

Arthur

« – Ça l’est. Certaines fleurs demeurent pourtant encore un mystère pour moi. »

J’avais prononcé cette dernière phrase contraint et forcé par le scénario qu’on m’avait imposé mais je me sentais de plus en plus mal à l’aise face à cette situation. Garance, comme prévu, avait glissé sa main fragile dans la mienne et j’avais caressé sa paume du pouce. Elle me rappelait celle de ma grand-mère quand elle nous emmenait ma sœur et moi en ballade pendant les vacances d’été. C’était réconfortant et terrifiant en même temps. J’avais envie d’apporter un peu de bonheur à Garance même si tout ça n’était qu’une parfaite illusion mais je n’aimais pas abuser de son état pour lui faire croire des choses qui n’arriveraient plus jamais.

Nathalie m’avait bien dit que c’était pour son bien et que sans ça sa mère allait se laisser mourir. Mais j’étais persuadé qu’il y avait une autre solution. Qu’il était possible de la rendre heureuse à nouveau sans avoir à jouer et rejouer sa rencontre avec son mari. Son petit-fils avait supporté d’incarner Arthur pendant six ans jusqu’à ce qu’il parte à l’Université en octobre dernier. Depuis il n’y avait plus eu de rendez-vous fictif entre Garance et « Arthur » et la vieille dame avait comme cessé d’exister. Elle était restée cloîtrée dans sa chambre, ne mangeait plus que très peu et même si elle ne parvenait pas à se rappeler des événements qui avaient eu lieu après l’épisode de la boulangerie, elle devait savoir au fond d’elle-même qu’Arthur n’était plus là.  Sa tristesse la rongeait de l’intérieur.

En la voyant maintenant, marcher doucement sa canne dans une main et l’autre dans la mienne, le sourire aux lèvres et le regard plein de malice comme elle l’avait certainement eu à 16 ans, je me sentais comme un intrus, un voleur. J’étais en train de voler à Arthur ce moment qui aurait dû rester unique. Je me faisais passer pour lui auprès de sa femme et elle ne s’en rendait même pas compte.

Nathalie m’avait prévenu que j’aurais certainement envie de lui dire la vérité et qu’elle ne m’en voudrait pas pour ça, qu’elle ne me virerait pas. Elle m’avait même donné quelques photos de leur vie à tous les deux pour me faciliter le travail : « On l’a tous fait, on lui a tous raconté, c’est humain alors si vous devez être amené à lui dire à votre tour, elles vous aideront. ». Selon elle c’était inutile puisque sa mère oublierait tout de notre conversation dans les heures qui suivraient comme elle le faisait depuis le décès d’Arthur il y a six ans. A croire que son cerveau avait préféré effacer presque toute l’existence d’Arthur pour ne pas la faire souffrir. Miracle ou fardeau, il subsistait le souvenir de leur rencontre et Garance était depuis plongée dans l’esprit d’une fille de 16 ans attendant son prochain rendez-vous. Elle ne vivait plus que pour ça. Sa fille et son petit-fils avaient donc décidé de mettre en scène ce rendez-vous en suivant à la lettre le récit qu’elle leur avait fait des dizaines et des dizaines de fois avant qu’elle n’oublie. Pourtant il fallait que je m’assure que rien d’autre n’était possible pour l’aider, je ne pouvais pas continuer à jouer cette ritournelle infinie sans être certain que c’était la seule solution.

Nous approchions d’un banc et j’en profitai pour nous y diriger. Ce n’était pas dans le planning et à ma surprise, Garance opposa une légère résistance, comme si elle savait intérieurement que ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Elle finit toutefois par s’y asseoir et me lança un regard interrogateur, comprenant que j’allais lui dire quelque chose d’important. Je pris une grande inspiration et sortis la photo de leur mariage de la poche de mon pantalon.

Garance

Nous venions tout juste de nous asseoir sur un banc, en face d’un platane dont les feuilles caressaient délicatement l’herbe. Arthur semblait sur le point de me parler. Il se pencha légèrement pour attraper quelque chose dans son pantalon et finit par me tendre une photo. Je la pris dans mes mains et découvris deux personnes, posant devant des bouquets de fleurs. La femme avait une robe blanche magnifique et l’homme un costume, gris sans doute, c’était difficile à dire sur une photo en noir et blanc. La femme me ressemblait beaucoup mais j’avais du mal à croire qu’il s’agissait de ma mère d’autant plus que l’homme n’était définitivement pas mon père, il s’apparentait plus à Arthur.

« – Je ne comprends pas, avouai-je en lui redonnant la photo. Qui sont-ils ?

– Ici c’est toi, expliqua-t-il en désignant la femme. Là c’est Arthur, ton mari. Nous sommes en 2016 Garance. Je ne suis pas Arthur. »

Tout d’abord je voulus éclater de rire. La blague était tellement énorme, comment avait-il cru que j’aurais pu le croire ? Puis au fond de moi une lumière vint s’allumer, je ne saurais expliquer comment, ni pourquoi, tout ça ne paraîtrait que peu rationnel mais il m’a alors semblé qu’on m’offrait un choix. J’avais l’impression qu’un rouage s’était bloqué dans mon esprit comme un mur auquel j’étais parfois confrontée mais que jusqu’à présent j’avais choisi de contourner.

« – Tu peux y arriver Garance, m’encouragea-t-il comme s’il était conscient du combat intérieur que je menais. Tu peux te réparer, tout ce que tu as à faire c’est accepter. »

Sa voix me paraissait lointaine. J’étais toujours devant ce mur immense mais plus je me concentrais sur ses paroles, plus le mur se réduisait comme s’il s’effritait. Chaque strate qui disparaissait faisait remonter en moi un souvenir que j’avais cru perdu à jamais : le 6 avril 1952 et notre promenade dans le parc qui m’avait fait comprendre que j’étais amoureuse de lui; le jour de notre mariage où nous nous étions sauvés comme des voleurs pendant le repas pour profiter d’un instant rien qu’à nous; le jour où je lui avais annoncé que je portais son enfant; le jour où j’avais vu son regard s’illuminer quand Nathalie avait poussé son premier cri; tous les jours où nous nous étions aimés comme deux adolescents fous l’un de l’autre refusant de laisser la magie s’envoler. Bientôt le mur ne fut plus. A la place une stèle apparut. Je m’accroupis devant et passai mes doigts sur les gravures « Arthur Morin, 1935-2010 ». Mes larmes vinrent s’écraser sur le marbre.

« – Il faut lui dire au revoir Garance, murmura-t-il en posant sa main sur la mienne. »

Alors je lui dis au revoir, je lui dis combien je l’aimais, combien il m’avait rendue heureuse, combien cette vie que j’avais partagée avec lui avait été la plus belle vie que j’aurais pu avoir, combien il me manquerait. J’embrassai son prénom gravé et la stèle s’évapora. Des silhouettes avancèrent vers moi. Ma fille, mes petits-enfants, mes arrière-petits-enfants. Une dernière silhouette se présenta enfin. J’avais espéré qu’il s’agissait de mon mari mais c’était moi : une vieille femme au dos voûté mais aux yeux rieurs. Je plantai mon regard dans le sien et je sus que je pouvais être elle, que ma vie n’était pas terminée et qu’elle serait encore remplie de bonheur. J’ouvris les yeux.

Thomas

J’ai raccompagné Garance chez elle. Sur la route, nous n’avions échangé aucun mot, il n’y avait pas besoin. Quand nous sommes arrivés sur le pas de la porte, elle a pris mes deux mains entre les siennes.

« – Merci…

– Thomas.

– Merci Thomas. »

Je la gratifiai d’un hochement de tête puis j’enfourchai mon vélo avant de la laisser derrière moi.

Quelques jours plus tard je n’arrivais pas à ôter Garance de mes pensées. J’avais espéré que Nathalie me contacte pour me dire que Garance allait mieux, qu’elle se souvenait de tout et qu’elle avait réussi à se réparer. Le lendemain de notre promenade, elle m’avait appelé en effet mais pour me dire que sa mère était enfermée dans sa chambre et qu’elle refusait de parler. Elle n’avait apparemment jamais fait ça. Je m’en voulais de l’avoir mise dans cette situation. Peut-être avais-je fait ou dit ce qu’il ne fallait pas. Peut-être que je l’avais brisée définitivement. Ce fut donc avec appréhension que je décrochai le téléphone en voyant le numéro de Nathalie s’afficher.

« – Thomas ? Qu’avez-vous fait Thomas ?! s’exclama-t-elle en pleurant tandis que mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine »

Elle ne me laissa pas le temps de poser des questions et elle me raconta.

Une semaine jour pour jour après notre rencontre, Garance s’était enfin levée et elle était descendue dans le jardin derrière la maison pour s’asseoir sur le banc devant le bassin artificiel où nageaient des poissons rouges. Nathalie l’avait rejointe et sans quitter le point d’eau des yeux, Garance avait prononcé quelques phrases. Une oreille extérieure n’y aurait entendu qu’une conversation banale mais elle signifiait pourtant beaucoup. « Nathalie, j’aimerais qu’on mette des nénuphars sur le bassin. Des nénuphars tu entends, pas des nymphéas. Ton père préférait les nénuphars. ».


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