Fernando Pessoa avait affirmé : « La littérature existe parce que la vie ne suffit pas. » La phrase, superbe, s’adresse finalement autant à l’auteur qu’au lecteur. Inscrire un complément à la vie, à l’Histoire, telle est la force de la fiction lorsqu’elle est bien menée, richement documentée. Claire Tencin s’est sans doute imprégnée de cette idée lorsqu’elle a écrit un court, mais dense roman, Aimer et ne pas l’écrire (Tituli, 100 pages, 16 €), qui vient combler une lacune dans la biographie de Montaigne. Est-ce d’ailleurs bien un roman ? N’est-ce pas plutôt un récit, dont la structure s’apparenterait à celle des poupées russes qui s’emboitent les unes dans les autres ?
Andréa Marot, son héroïne au nom prédestiné (celui de la petite paysanne à laquelle Montaigne apprit à lire) découvre, en rédigeant son mémoire de Master, Marie Le Jars de Gournay, « fille par alliance » du philosophe, à laquelle la littérature scientifique ne s’est guère intéressée, quand elle ne l’a pas traitée avec un injuste mépris, alors qu’on lui doit d’avoir assuré une belle édition augmentée des Essais avec rigueur et dévouement. Mais Andréa, le lecteur le pressent très vite, présente bien des affinités avec Marie, comme l’auteure avec Andréa. Il y a, entre ces trois femmes, une communauté intellectuelle qui forme le fil rouge du roman.
Marie de Gournay était à peine sortie de l’adolescence lorsqu’elle se confronta à l’œuvre de Montaigne, qui l’enthousiasma. Elle le rencontra à Paris, en 1588, puis il passa trois mois chez elle, en Picardie, durant lesquels elle devint sa collaboratrice dans la mise en forme d’une nouvelle mouture des Essais. Après son départ pour l’Aquitaine, elle ne devait jamais plus le revoir.
Que se passa-t-il vraiment entre cet homme mûr au corps souffrant et la jeune admiratrice durant ces trois mois d’intense complicité ? Leur correspondance a disparu et, pour que l’énigme reste entière, l’un comme l’autre semblent avoir usé de litote pour définir les liens qui les unissaient. L’historien, en l’absence de preuves matérielles ou de témoignages fiables, mesure les limites de son rôle et la frustration qui en découle. Le réel lui échappe. C’est alors que Claire Tencin intervient. Là où se heurte la recherche, le roman prend le relai. L’auteure met son intuition et son imagination au service d’une histoire aux sources défaillantes, retrace les contours de ce qui a été, de ce qui aurait pu être. Tel est son droit et, s’agissant de Claire Tencin et de son sujet, tel est, on le devine, son devoir.
Relation charnelle il y eut, elle le laisse entrevoir avec tact, mais celle-ci ne fut pas à l’époque, en dépit de la différence d’âge, de la liberté d’esprit de la jeune fille, du fait que l’homme fût marié, la plus scandaleuse, bien que discrète. La complicité intellectuelle, l’osmose des pensées, la filiation spirituelle qui, nécessairement, ouvraient une brèche vers le principe d’égalité de l’homme et de la femme (que Marie développera dans un texte en 1622), avaient de quoi heurter bien davantage le conservatisme des codes sociaux relayé au fil des siècles par les universitaires, garants du bon ordre des choses – longtemps, ce même conservatisme refusa d’admettre la relation homosexuelle de Verlaine et de Rimbaud… C’est ainsi que, d’une femme savante, on fit parfois un bas-bleu.
Mais, dans Aimer et ne pas l’écrire, l’auteure sait lire entre les lignes, interpréter les non-dits : « Imaginons ! La Lolita de vingt-trois ans déboule dans la vieillesse de Michel de Montaigne comme une tornade, elle est vive, intelligente, et qui sait, peut-être pas aussi laide que le portrait qu’on en a dressé. » Les textes, loin de démentir son sentiment, seraient plutôt de nature à l’étayer. Montaigne n’avait-il pas en effet écrit de Marie de Gournay : « J’ay pris plaisir à publier en plusieurs lieux, l’espérance que j’ay de Marie de Gournay Le Jars ma fille d’alliance : et certes aymée de moy beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l’une des meilleures parties de mon propre estre. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette tressaincte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encores : la sincérité et la solidité de ses mœurs, y sont desjà bastantes [suffisantes], son affection vers moy plus que sur-abondante : et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’appréhension [inquiétude] qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans auxquels elle m’a rencontré, la travaillait moins cruellement. Le jugement qu’elle fit des premiers Essays, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier [dans sa province], et la véhémence fameuse dont elle m’ayma et me désira long temps sur la seule estime qu’elle en print de moy, avant m’avoir veu, c’est un accident [un fait] de très-digne considération. » Quant à Marie, n’avait-elle pas dédié à son mentor un sonnet qui s’achevait par ce vers : « Montaigne escrit cecy, Jupiter l’a dicté. » Même si rien d’explicite n’émerge, dans la langue et les mœurs de l’époque, c’était déjà beaucoup s’engager.
En refermant ce roman, dont l’intrigue inclut une relation entre Andréa et son professeur – éminent montaigniste et personnage anti-Montaigne à bien des égards -, on finit par se prendre au jeu. Il est séduisant de penser qu’une idylle se noua entre le maître et la disciple. Et le roman de Claire Tencin n’est pas étranger à cette séduction.