Numérisez vos souvenirs ! Linéarité brisée : la dernière bande du magnétophone

Publié le 10 juillet 2016 par Fmariet

La technologie change le statut de la mémoire (écriture, imprimerie, photographie, vidéo). Pour la photo, voir le mode de travail d'Annie Ernaux, s'aidant de photos, les siennes, celles publiées sur les réseaux sociaux, pour reconstituer son passé. La généralisation de la photographie par le smartphone modifie le rapport au présent ; la vidéo lui ajoute une bande-son : cinéma pour tous, par tous.
Mémoire assistée, externalisée. La technologie est prolongement de l'homme selon l'expression de Marshall McLuhan. Prolongement de la mémoire, notre musée personnel, intime. Contre l'oubli, dit un tracte commercial distribué dans la rue, "numérisez vos souvenirs".

Tract commercial sur un pare-brise, Paris, juillet 2016


Pour illuster cet effet de la généralisation des médias numériques personnels, une représention théâtrale est bienvenue : "La Dernière bande", pièce en un acte de Samuel Beckett ("short stage monologue"). La pièce met en scène le rôle de l'enregistrement sonore dans la confrontation d'un vieil homme (69 ans) avec son passé, avec ce qu'il fut, lui, avec sa voix, avec ses idées et ses sensations d'alors, trente ans plus tôt. La pièce a d'abord été écrite en anglais pour la radio anglaise ("Krapp's Last Tape", 1958). Traduite en français par l'auteur lui-même avec Pierre Leiris, le monodrame  est publié aux Editions de Minuit.
A la différence de la photo, l'enregistrement sonore, la voix, comme le téléphone, sont des médias froids (cool) selon la typologie macluhanienne. Leur pauvre définition provoque une forte participation, l'imagination de l'auditeur mobilisant plusieurs sens. Plus qu'un vestige, le passé est présentifié. Le viel homme dialogue avec le jeune homme qu'il fut, il évoque - retouve - une émotion amoureuse, qui date de trente ans auparavant. Soliloque, auto-dérision, déception : "Just been listening to that stupid bastard I took myself for thirty years ago, hard to believe I was ever as bad as that" ("Viens d'écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j'aie jamais été con à ce point-là"). Dépouillement du viel homme ?
Identité ? On n'est plus le même, affublé constamment de son passé. La technologie dissuade de toute illusion à propos de son propre passé. Inutile de l'embellir comme lorsque l'on raconte. Elle altère la linéarité de l'existence, brise la ligne de vie. "Quand vous serez bien vieille..."
Les futures dernières bandes, généralisées, seront les réseaux sociaux et leurs "snaps", "Snapchat memories" après que l'éphémère "everything disappears" ait disparu.

Jacques Weber au Théâtre de l'Œuvre (Paris, 2016)