" [Il] pensait clair, et toujours plus vite que les autres, au risque d'irriter, car l'intelligence peut parfois être un défaut dans la vie politique. Il parlait vrai, trop vrai parfois, au risque de heurter, parce que l'audace est souvent une forme de reproche pour les calculateurs. Il agissait juste, sans se soucier de stratégie, au risque de s'isoler. À avoir raison trop tôt, on arrive trop tard. Il aurait pu avoir de plus hautes responsabilités. Mais de ne pas les avoir atteintes ne l'avait pas atteint. Il continuait son chemin, comme si de rien n'était, comme s'il pouvait être utile dans d'autres tâches, dans d'autres fonctions. Il nous laisse des réformes qui ont modernisé durablement la France. Il nous laisse des idées, des convictions et même du rêve. Car Michel Rocard cultivait l'utopie du possible. " (François Hollande, à Paris le 7 juillet 2016).
Ce jeudi 7 juillet 2016, la France a rendu un hommage national à l'ancien Premier Ministre Michel Rocard, dans la cour d'honneur des Invalides à midi. Toute la classe politique s'était retrouvée pour écouter Edmond Maire (85 ans), ancien secrétaire général de la CFDT, qui fut le partenaire privilégié des gouvernements Rocard, et François Hollande, le Président de la République.
Dans son flash de 8 heures, ce matin-là, le journaliste de France Info affirma que cette cérémonie d'hommage était présidée par ... François Mitterrand. Cette erreur factuelle, qui n'a pas été rectifiée, n'était pourtant pas éloignée d'une certaine réalité : François Hollande est, dans le cynisme le plus odieux, effectivement le vrai héritier de François Mitterrand. Ce dernier avait instrumentalisé le suicide de Pierre Bérégovoy pour s'en prendre à la presse qui s'opposait à lui. François Hollande, lui, a utilisé la mémoire de Michel Rocard pour justifier sa propre politique sociale.
En effet, François Hollande n'a pas hésité à faire de la récupération politicienne de Michel Rocard en rappelant que ce dernier, durant les trois années à la tête du gouvernement de la République, avait utilisé vingt-huit fois l'article 49 alinéa 3 de la Constitution (adoption d'une loi sans vote mais en engageant la responsabilité du gouvernement). On avait bien compris que François Hollande voulait ainsi justifier le second passage en force de la loi El-Khomri, adoptée sans vote ce mercredi 6 juillet 2016 à l'Assemblée Nationale, en brandissant l'exemple de Michel Rocard.
François Hollande a effectivement déclaré aux Invalides : " À l'épreuve des faits, qu'a-t-il montré ? Que le compromis n'est pas une faiblesse, que la négociation n'est pas un défaut de volonté et que l'on obtient toujours plus par le dialogue que par la confrontation. Car le dialogue est l'instrument nécessaire de l'accord, de la convention, du contrat au bon niveau. Pour Michel Rocard, c'était sa manière de réformer et en même temps, pour lever les blocages, il n'a pas hésité à recourir aux procédures par la Constitution. À vingt-huit reprises, il a dû engager la responsabilité de son gouvernement pour faire adopter des textes essentiels. ".
Je ne reviens pas sur le principe du 49 aliéna 3 (ce n'est pas le sujet ici) dont la possibilité me paraît essentielle pour permettre de gouverner sans l'immobilisme de la IV e République. Usage qui a été d'ailleurs constitutionnellement limité par Nicolas Sarkozy à un texte par session, lors de la révision du 23 juillet 2008, en plus des lois de finances et de financement de la sécurité sociale. Mais cet usage donne cependant un éclairage sur le niveau d'écoute et de dialogue du gouvernement.
Or, ce qu'a oublié de dire François Hollande dans son allocution d'hommage, et que tous les commentateurs avaient déjà rappelé bien avant, c'est que l'usage du 49 alinéa 3 par les gouvernements de Michel Rocard n'avait rien à voir avec celui de Manuel Valls. En effet, Michel Rocard ne bénéficiait d'aucune majorité absolue et la façon de gouverner avec seulement une majorité relative lui nécessitait d'utiliser cette procédure chaque fois qu'il considérait un texte essentiel.
Au contraire, Manuel Valls bénéficie d'une majorité absolue dans l'hémicycle mais il est incapable de rassembler son propre parti sur un texte qu'il juge pourtant essentiel.
C'est donc assez hypocrite, de la part de François Hollande, de louer le sens du compromis et du dialogue social de Michel Rocard alors que lui-même gouverne exactement avec la méthode inverse, celle d'un autoritarisme d'autant plus malsain qu'il aurait pu y avoir un véritable consensus sur un sujet qui n'aurait jamais dû prêter à la polémique, à savoir l'emploi. Au lieu de cela, on préfère garder les clivages anachroniques qui se perpétueront tant qu'un gouvernement n'aura pas, une fois pour toute, proposé un texte acceptable par tous les partenaires politiques et sociaux, comme l'avait fait Michel Rocard pour la Nouvelle-Calédonie alors que ce sujet d'autant plus sensible qu'il avait fait perdre des centaines de vies humaines.
Dire qu'on " obtient toujours plus par le dialogue que par la confrontation ", cela laisse un goût amer entre rire, tristesse et colère. C'est ne rien comprendre à la méthode Rocard de s'imaginer qu'avec 12% de confiance et d'approbation dans les sondages, François Hollande pourrait gouverner à la fois contre l'opposition (ce qui est normal), mais aussi contre la plupart des députés de sa propre majorité ! Que représente-t-il alors ? Rien ! Le contraire du consensus, ou alors, un consensus contre lui.
Alors que les plus ambitieux s'entraînent surtout à être de bons candidats, Michel Rocard voulait d'abord être un bon gouvernant. La plupart de ceux qui ont été élus depuis 1981 n'avaient aucune idée de ce qu'ils allaient faire au pouvoir. Ils étaient parfaits pour calculer, faire des stratégies, combattre leurs adversaires, et obtenir enfin l'adhésion des électeurs, mais une fois au pouvoir, ils ont montré à quel point ils étaient très légers sur l'art de gouverner.
François Hollande lui a reconnu cela : " Michel Rocard s'était préparé au pouvoir. Il y avait réfléchi. Il n'avait jamais cru que la politique devait se soumettre à l'économie. Mais il avait regardé le marché comme un mécanisme au service de la société, pas comme un principe d'organisation de la société. Il avait défendu l'action de l'État pour assurer la justice sociale et le progrès, mais il a toujours su qu'il n'y avait de redistribution possible que s'il y avait production et que pour maîtriser le capitalisme, fallait-il au moins en comprendre les lois et aussi son efficacité. ".
En analysant cette tirade, on aurait presque l'impression d'une naïveté d'étudiant de la part de François Hollande qui a montré encore une fois qu'il a au moins quarante ans de retard dans son analyse de l'économie car la production ne signifie pas forcément qu'il y a des ventes et qu'il y a donc des bénéfices. C'est même le gros problème de la fin des Trente Glorieuses, celui de s'imaginer que toute production peut être vendue. On a même l'impression qu'il voudrait presque s'excuser de vouloir comprendre le système capitaliste, lui qui avait su si bien désigner son "ennemi".
Michel Rocard, qui fut présent dans la cour d'honneur des Invalides le 4 avril 2016 (en hommage à Alain Decaux), considérait qu'il fallait doter la France d'une économie forte pour permettre de préserver le système de protection sociale. En ce sens, il représentait le courant social-démocrate que connaît toute l'Europe ...sauf la France.
François Hollande a reconnu ainsi en Michel Rocard un grand Européen : " Son dernier grand engagement fut l'Europe. Il siégea quinze ans au Parlement Européen de Strasbourg. Il y retrouva les progressistes européens, sa famille, présida la commission de la coopération et du développement, car pour lui, l'Afrique était le continent d'avenir, puis, l'emploi et les affaires sociales, et enfin la culture. Tout l'intéressait, la défense du logiciel libre, lui qui avouait n'avoir découvert l'informatique que dans les années 2000, la réduction du temps de travail (...), le lancement de grands travaux, le plan Juncker avant l'heure, les relations avec la Turquie qu'il pensait être un partenaire indispensable pour l'Europe. Et la protection de la planète. " [Initialement favorable à l'adhésion de la Turquie, il a ensuite pris plus de distance, s'inquiétant de l'évolution de Président turc Erdogan en ...Bourguiba].
Quel dommage que François Hollande ne s'en était pas rendu compte lorsqu'il était premier secrétaire du parti socialiste de 1997 à 2008 !
Ayant mené la liste socialiste aux élections européennes du 12 juin 1994, après avoir perdu son mandat de député le 28 mars 1993 (anecdotique : il gagna son premier mandat de député le 26 octobre 1969 en battant un Premier Ministre, Maurice Couve de Murville, au cours d'une élection législative partielle, et il échoua vingt-trois ans plus tard lui-même comme ancien Premier Ministre), Michel Rocard resta "simple" député européen du 19 juillet 1994 au 31 janvier 2009 et y consacra toute son énergie, humblement, très isolé par ses collègue socialistes français.
Aux élections européennes du 13 juin 2004, les socialistes français avaient conquis beaucoup de sièges et avaient formé, avec 28,9% des voix, la délégation nationale la plus nombreuse (31 sièges) au sein du groupe socialiste au Parlement Européen qui comprenait 204 sièges (dont 24 Allemands, 24 Espagnols et 19 Britanniques).
Comme le PSE (socialistes) et le PPE (démocrates-chrétiens) se sont toujours partagé la Présidence du Parlement Européen (chacun durant un demi-mandat), il devenait logique que ce fût un socialiste français qui devînt Président du Parlement Européen. Or, qui, mieux que Michel Rocard, aurait pu incarner cet esprit européen ? Ce n'aurait pas été le premier chef du gouvernement à le devenir. Avant lui, Pierre Pflimlin avait présidé le Parlement Européen du 24 juillet 1984 au 20 janvier 1987).
Les délégations socialistes des autres pays étaient plutôt d'accord pour laisser à Michel Rocard cet honneur qui aurait honoré également le Parlement Européen. C'était sans compter avec le cynisme des socialistes français (dirigés, je le rappelle, par François Hollande). François Mitterrand était mort depuis huit ans, mais les fabiusiens, reprenant son antirocardisme primaire à leur compte, ont tout fait pour éviter la désignation de Michel Rocard.
C'est ce qu'a expliqué le journaliste Jean Quatremer, correspondant permanent de "Libération" à Bruxelles, le 6 juillet 2016 dans son blog : " Rocard, comme toujours, s'implique consciencieusement dans ses nouvelles fonctions de député européen. Il s'occupe de dossiers techniques qu'un journal comme Libé suit peu. (...) Il prend sa retraite en 2009 sans jamais avoir eu l'influence qu'il méritait. Car, en 2004, les fabiusiens, en bons héritiers du mitterrandisme, lui font un dernier mauvais coup : la vengeance, en politique, est sans fin. (...) [Les socialistes français] peuvent donc choisir les postes qu'ils veulent. Rocard se verrait bien Président du Parlement : une candidature à laquelle peu de monde s'opposerait dans l'hémicycle. Mais les fabiusiens ne l'entendent pas de cette oreille, alors que se profile la bataille du Traité constitutionnel européen : pas question de permettre une renaissance d'un Rocard européen. ".
Et de préciser : " Pervenche Bérès, fabiusienne de toujours, est l'exécutrice des basses œuvres : sous sa houlette, les socialistes français renoncent à la Présidence du Parlement en échange, pour elle-même, de la commission des affaires économiques et monétaires. C'est un socialiste espagnol, Josep Borrel qui hérite donc du perchoir. François Hollande, alors [premier secrétaire] du PS (...), laisse son vieil ami se faire une nouvelle fois humilier. L'essentiel n'était-il pas de se débarrasser de Rocard ? On jugera à cette aune les hommages posthumes que viennent de lui rendre plusieurs hiérarques socialistes qui ont pris une part active dans la marginalisation d'un homme qui aurait dû être le modernisateur du socialisme français. " ("Michel Rocard, l'homme que les socialistes ont humilié").
Pourtant, l'engagement européen de Michel Rocard était très ancien. Il expliquait ainsi : " Je suis un ardent défenseur de l'Europe mais la lâcheté générale pour ne pas aller au bout du projet européen me désespère. Je suis devenu "européen" à la Libération en mai 1945, l'année où l'on m'a enseigné au lycée qu'Hitler avait été élu au suffrage universel. Les boy-scouts, auxquels j'appartenais, devaient s'occuper des déportés des camps de la mort pour les accueillir, les soigner, leur réapprendre à se nourrir. " ("L'Opinion", le 27 décembre 2015). On rejoint Elie Wiesel...
Et dans une déclaration écrite de soutien à Martin Schulz, Michel Rocard avait donné, le 22 mai 2014, quelques jours avant les dernières élections européennes, sa vision du futur : " Tuer l'euro, tuer l'Europe, c'est rejeter l'admirable et stupéfiante conclusion pacifique d'un millénaire de guerres. La grande bataille, celle du XXIe siècle, c'est celle de la monnaie au service de la croissance. ", en précisant qu'il trouvait " sidérant et tragique, presque drôle " que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon se retrouvassent ensemble " alliés pour protéger l'impérialisme du dollar en combattant la seule alternative possible à sa domination, une alliance bien gérée entre le dollar, l'euro et le yuan chinois. Pour cela, on a besoin d'un euro puissant parce que largement répandu. " (22 mai 2014).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 juillet 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Victime du cynisme socialiste.
Pierre Mendès France.
Jacques Chaban-Delmas.
Raymond Barre.
Jacques Delors.
Philippe Séguin.
François Mitterrand.
Jacques Chirac.
Bernard Stasi.
Edgard Pisani.
Gaston Defferre.
Méthode, combat politique et personne humaine.
Michel Rocard (1930-2016).
Michel Rocard, ambassadeur chez les pingouins et les manchots.
Le congrès de Metz.
Rocard et la Libye.
Rocard et Ouvéa.
Rocard roule pour Delanoë.
Opéré du cerveau le 30 juin 2007 à Calcutta.