Hommage à Elie Wiesel : remember !

Publié le 07 juillet 2016 par Sylvainrakotoarison

" Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp, qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. Jamais je n'oublierai cette fumée. Jamais je n'oublierai les petits visages des enfants dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je n'oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi. Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre. Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert. Jamais je n'oublierai cela, même si j'étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais. " ("La Nuit", 1958).

L'écrivain Elie Wiesel est mort à 87 ans ce samedi 2 juillet 2016 à New York, le même jour que Michel Rocard. Seulement témoin, il fut le conteur d'une réalité indicible, terrible... le block 17 du camp d'extermination à Auschwitz. Ehud Olmert, alors Premier Ministre israélien, lui proposa en octobre 2006 de devenir Président de l'État d'Israël, en raison de l'implication judiciaire du Président Moshe Katsav (qui démissionna le 1 er juillet 2007 et Shimon Peres lui succéda), mais il refusa comme avait refusé, bien avant lui, Albert Einstein en 1949. À chacun son métier. Le sien, c'était celui de rappeler, de toujours rappeler quels sommets l'horreur humaine a pu atteindre.
Et d'ailleurs, c'est bien ce refus de l'action politique qui permet de le comprendre. Ami de François Mitterrand très fier de l'inviter à l'Élysée pour sa première conférence, Elie Wiesel a assuré n'avoir jamais parlé de politique mais de littérature et théologie avec ce Président français si attentionné et cultivé dont l'amitié, rendue publique tardivement, de René Bousquet l'a affligé. Elie Wiesel a raconté comment, pendant une demi-heure, il a cherché, en vain, par la discussion, à entendre le moindre regret, la moindre excuse de la bouche de François Mitterrand qui a pu déjeuner avec l'ancien secrétaire général de la police française sous Vichy à l'origine des déportations massives des Juifs, avant de dîner quelques heures plus tard avec Elie Wiesel, ou encore Robert Badinter... De la même manière, il ne prit pas part à la vie politique intérieure israélienne et les quelques actions qu'il a pu y promouvoir n'avaient aucun objectif politique mais avant tout humanitaire.
À l'occasion de sa disparition, le documentaire "Elie Wiesel, messager de la mémoire" réalisé en 2008 a été rediffusé le 5 juillet 2016 sur France 5. Il est à cet égard très intéressant car Elie Wiesel retrace, dans un excellent français, son itinéraire d'adolescent puis de jeune homme dans cet univers concentrationnaire dont il voulait nier la réalité car si c'était vrai, il aurait dû devenir fou.

Né le 30 septembre 1928 en Transylvanie du Nord, d'origine hongroise mais sur un territoire devenu roumain et ensuite annexée en 1940 par la Hongrie, elle-même envahie par l'Allemagne le 18 mars 1944, Elie Wiesel s'est retrouvé aussi déraciné que le musicien György Ligeti : déporté à 15 ans avec sa famille en mai 1944 à Auschwitz puis à partir de janvier 1945, à Buchenwald, près de Weimar. Il perdit sa mère et sa plus jeune sœur qui ont été gazées dès leur arrivée à Auschwitz et son père épuisé à Buchenwald, quelques semaines avant sa libération.
Il fut libéré le 11 avril 1945 par les soldats américains et s'est toujours posé la question de l'absence de bombardement des camps d'extermination par les Alliés alors qu'ils étaient informés de ce qu'il s'y passait. Il écrivit : " On ne craignait plus la mort, en tout cas, pas cette mort-là. Chaque bombe qui éclatait nous remplissait de joie, nous redonnait confiance en la vie. " ("La Nuit").
Son expérience dans les camps ponctua toute sa vie. Il voulut garder en mémoire, transmettre mais aussi analyser, comprendre. Il se culpabilisait aussi, comme avoir cette pensée de vouloir la mort de son père qui ne survécut pas après la longue marche entre Auschwitz et Buchenwald : " S'éveilla en moi cette pensée : "Pourvu que je ne le trouve pas ! Si je pouvais être débarrassé de ce poids mort, de façon à pouvoir lutter de toutes mes forces pour ma propre survie, à ne plus m'occuper de moi-même". Aussitôt, j'eus honte, honte pour la vie, de moi-même. ". Et le matin du 29 janvier 1945, à la mort de son père, il pensa : " Je ne pleurais pas, et cela me faisait mal de ne pas pouvoir pleure. Mais je n'avais plus de larmes. Et, au fond de moi-même, si j'avais fouillé les profondeurs de ma conscience débile, j'aurais peut-être trouvé quelque chose comme : enfin libre !... " ("La Nuit").
Elie Wiesel séjourna après sa libération pendant une dizaine d'années en France où il fit de brillantes études à la Sorbonne, jusqu'au doctorat de philosophie. Il étudia le Talmud avec le même professeur que celui du philosophe Emmanuel Levinas. Il a pu approcher pas mal de personnalités grâce à son métier de journaliste.

Intrigué par Pierre Mendès France qu'il voulut approcher, il réalisa une interview d'un ami de celui qui était alors le chef du gouvernement français, en mai 1955, l'écrivain catholique François Mauriac, au sommet de son art (Prix Nobel de Littérature 1952). Agacé par son évocation de Jésus-Christ, Elie Wiesel lui lâcha sans ménagement : " "Il y a de cela dix ans à peu près, j'ai vu des enfants, des centaines d'enfants juifs, qui ont souffert plus que Jésus sur sa croix, et nous n'en parlons pas". Je me suis senti soudain gêné. J'ai refermé mon bloc-notes et me suis dirigé vers l'ascenseur. Il me rattrapa. Il me retint. Il s'est assis sur sa chaise, moi sur la mienne, et il s'est mis à gémir. J'avais rarement vu un homme âgé pleurer de la sorte, et je me suis senti si bête. Je me suis senti comme un criminel. (...) Il était un homme pur, un membre de la Résistance. Je ne savais pas cela. (...) Et puis, à la fin, sans rien d'autre, il me dit simplement : "Vous savez, vous devriez peut-être en parler". " (29 juin 1996).
Ce fut ainsi que François Mauriac, devenu son ami jusqu'à sa mort en 1970, non seulement l'introduisit dans le milieu d'édition mais d'abord l'encouragea à écrire. Le premier livre d'Elie Wiesel fut publié en français en 1958 par les Éditions de Minuit, sous le titre "La Nuit", avec une préface de François Mauriac. La recherche d'un éditeur américain pour la version anglaise fut tout aussi difficile et il a fallu trois ans pour écouler les 3 000 exemplaires édités en 1960. En mars 2006, 6 millions d'exemplaires ont été vendus.

Ce livre fut le premier d'une très longue série d'essais, de pièces de théâtre, de romans (plus d'une soixantaine d'ouvrages) dont le sujet tourne souvent autour de la Shoah, de la mémoire. Devenu universitaire en sciences humaines à Boston, il obtint la nationalité américaine en 1963 (entre 1944 et 1963, il était apatride).
Ses combats contre la cruauté humaine se voulaient universels. Au-delà de toutes les actions de mémoire et de sensibilisation sur l'Holocauste, il dénonçait tous les actes de persécution contre les êtres humains, quels qu'ils soient. Le Prix Nobel de la Paix lui fut attribué en octobre 1986, ce qui lui donna un écho médiatique important, un réseau extraordinaire et les moyens de créer sa Fondation Elie-Wiesel pour l'humanité (jusqu'en décembre 2008).
Rencontrant régulièrement d'autres Prix Nobel, il sympathisa à Petra, en Jordanie, notamment avec le dalaï-lama qui voulait apprendre des Juifs le moyen de tenir un très long exil car ce dernier redoutait que l'exil des Tibétains serait très long aussi.
La récente polémique suscitée par la réaction, à chaud, de Claude Lanzmann (90 ans), réalisateur du film " Shoah", le 3 juillet 2016 sur France Inter, n'a pas apporté beaucoup d'intérêt sinon dans l'analyse de la vanité et de l'égocentrisme de personne âgée (le naufrage de la vieillesse). Elie Wiesel a pu faire des erreurs, mais son œuvre, en elle-même, en tant que mémoire vivante des camps d'extermination, est un fondement essentiel de l'humanisme moderne.

L'historien Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), mort il y a presque dix ans (le 29 juillet 2006), expliquait l'importance du travail de transmission : " Si je prends maintenant ma propre expérience de fils de deux Français juifs qui trouvèrent la mort à Auschwitz, je dirai que pendant plusieurs années, je n'ai pas fait de vraie distinction entre camps de concentration et camps d'extermination. Le premier livre qui m'ait vraiment appris ce qu'était le camp d'Auschwitz fut "La Nuit" d'Elie Wiesel (...). J'avais déjà 28 ans. Il se trouve que je déteste l'œuvre d'Elie Wiesel, à la seule exception de ce livre. " ("Réflexions sur le génocide. Les Juifs, la mémoire et le présent. Tome III", 1995).
" Je voulais me voir dans le miroir. (...) Du fond du miroir, un cadavre me regarda. Le regard dans ses yeux, comme ils regardaient dans les miens, ne me quitte plus. " ("La Nuit"). Ce traumatisme obsessionnel a fait d'Elie Wiesel un conteur terrible de la Shoah, comme certains (rares) autres, notamment Primo Levi ("Si c'est un homme"), mais aussi, d'un autre point de vue, Robert Merle ("La Mort est mon métier"). Ayant survécu pendant soixante-douze ans avec cette obsession, il a laissé une œuvre dense et monumentale pour la transmission et la mémoire. Qu'il soit aujourd'hui honoré, malgré ses failles, ses erreurs et ses maladresses, pour cette obsession qui doit devenir celle de tous les humanistes sur cette Terre.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 juillet 2016)
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Pour aller plus loin :
La Shoah.
Elie Wiesel.
Emmanuel Levinas.
Germaine Tillion.
Irena Sendlerowa.
Élisabeth Eidenbenz.
György Ligeti.
Jean Zay.
La rafle du Vel' d'Hiv'.
Les droits de l'Homme.
William Shakespeare.
John Maynard Keynes.
Jacques Rueff.
Ernst Mach.
Tenzin Gyatso.
Alain Decaux.
Umberto Eco.
Victor Hugo.
Roland Barthes.
Jean Cocteau.
Émile Driant.
Jean d'Ormesson.
André Glucksmann.
Bernard-Henri Lévy.
Édith Piaf.
Charles Trenet.
Karl Popper.
Hannah Arendt.
Paul Ricœur.
Albert Einstein.
Bernard d'Espagnat.
François Jacob.
Maurice Allais.
Luc Montagnier.

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