Le Lioran (Cantal), envoyé spécial.
Un théâtre de lumière où s’apaisent les conifères, à peine dérangés par le fracas d’un jour de furie hurlante et de foule ensoleillée. Le Tour a changé d’altitude, hier, entre Limoges et la station du Lioran (216 km). En gagnant quelques sublimes sommets, quoique modestes, les suiveurs un peu rêveurs se sont blottis au pied du Plomb du Cantal, qui, tout là-haut au-dessus de nos yeux bleuis, culminent à 1850 mètres. Rassurez-vous, les coureurs n’allèrent pas jusque-là. Le col de Font de Cère (troisième cat.), qui constituait la dernière difficulté, ne culmine qu’à 1294 mètres. Tout de même. Après les quatre premières vraies difficultés de cette édition 2016, dont le col de Puy Mary (1589 m, deuxième cat.), l’exercice s’avéra entraînant, sinon instructif.
Mais avant les réjouissances cyclistes et la quête des maillots distinctifs contemporains de tous coloris, le chronicoeur et tous ses congénères ne pouvaient échapper au rendez-vous avec l’histoire cycliste. Pas n’importe laquelle. Entre les départementales 941 et 13, au kilomètre 16,5 de l’épate, un public compact, attentif et hystérisé par la gloire locale se dressait tel un mur de ferveur, tout du long d’une côte répertoriée (quatrième cat.). Soudain, les enluminures sépia jamais délavée d’un temps-qui-dure cohabitèrent avec les couleurs sponsorisées d’une caravane des temps modernes. Personne n’était venu pour ça.
Il était bien là, notre Poulidor, dans son village limousin de Saint-Léonard-de-Noblat, 4630 âmes, vêtu d’un maillot jaune ciglé LCL, la banque qui banque pour son RP le plus célèbre. Etrangeté d’une popularité transgénérationnelle vécue en multi-décennies, incomparable et inégalable dans le grand livre du sport français, ancrée dans la chair d’une nation, unique en son genre, qui n’oublie rien des tourments du Tour et des affres du vélo en général. Inutile d’instruire la légende Poupou. Elle ne se raconte plus mais se transmet de bouches à oreilles comme un secret de famille, qu’importe la soixantaine de biographies et autres monographies publiées depuis cinquante ans. Pour le public d’hier et d’aujourd’hui, l’ex-dauphin éternel – qui ne porta jamais le paletot jaune, preuve que l’empreinte compte plus que le palmarès –, reste ce brave type, simple et avare, rieur et cabotin, enraciné dans sa terre d’origine et son vélo natal, dont la carrière se résume d’une belle formule de l’ami de l’Equipe, Philippe Brunel: «Une cristallisation de hasards, d’infortunes et de superstitions avec deux périodes très distinctes. Il y a l’attaquant inclassable et décomplexé de ses débuts. (…) Et cet autre Poulidor, timoré, qui diffère le moment d’attaquer et ne se donne à voir qu’en négatif.» Hier, Poupou confessa: «Lorsque je suis sur le Tour, je rajeunis. Je suis entouré de jeunes de 20 ans. Je me mets au diapason, je suis de leur âge.» Et sous ce noble patronage, la course reprit ses droits.
Résumons-là. Trois échappés (Van Avermaet, Grivko, De Gendt) poursuivis par six fuyards (Pauwels, Sicard, Gautier, Huzarski, Vachon, Majka), avec près d’un quart d’heure d’avance sur le peloton aux pieds des quatre dernières difficultés. Et puis l’équipe Movistar entra en piste, mena train fou pour éprouver les adversaires de Valverde et de Quintana, avant que les Sky de Froome ne parviennent à réguler la régence jusqu’au col terminal conduisant au Lioran. Les victimes de l’écumage? A l’arrière, exit Sagan, ex-leader du général, et Nibali, récent vainqueur du Giro. Sans parler de Contador, toujours en souffrance, qui accusa encore un passif d’une trentaine de secondes, alors que les Français (Pinot, Bardet, Barguil, Rolland, Alaphilippe) assumèrent leur rang. A l’avant, les rescapés du matin se conjuguèrent au singulier. Nous vîmes la sidération de l’exploit s’installer dans la vie du Belge Greg Van Avermaet (BMC), 31 ans, parti en solo, qui vint cueillir un double exploit, l’étape et la tunique dorée, avec cinq minutes d’avance... Sa parole s’agita alors à la devanture de ses dents. «Je suis ivre de joie! C’est le plus grand moment de ma carrière!», rabâchait-il en boucle. Poupou en aurait chialé de bonheur.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2016.]