« Elle était assise dans le hall de l’Hermitage, sur l’un des grands canapés du fond et ne quittait pas des yeux la porte-tambour, comme si elle attendait quelqu’un. J’occupais un fauteuil à deux ou trois mètres d’elle et je la voyais fie profil.
Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches.
Un chien était allongé à ses pieds. Il bâillait et s’étirait de temps en temps. Un dogue allemand, immense et lymphatique avec des taches noires et blanches. Vert, roux, blanc, noir. Cette combinaison de couleurs me causait une sorte d’engourdissement. Comment ai-je fait pour me retrouver à côté d’elle, sur le canapé ? Peut-être le dogue allemand a-t-il servi d’entremetteur, en venant, de sa démarche paresseuse, me flairer ?
J’ai remarqué qu’elle avait les yeux verts, de très légères taches de rousseur et qu’elle était un peu plus âgée que moi.
Nous nous sommes promenés, ce matin-là, dans les jardins de l’hôtel. Le chien ouvrait la marche. Nous suivions une allée recouverte d’une voûte de clématites à grandes fleurs mauves et bleues. J’écartais les feuillages en grappes des cytises ; nous longions des pelouses et des buissons de troènes. Il y avait – si j’ai bonne mémoire – des plantes de rocaille aux teintes givrées, des aubépines roses, un escalier bordé de vasques vides. Et l’immense parterre de dahlias jaunes, rouges et blancs. Nous nous sommes penchés sur la balustrade et nous avons regardé le lac, en bas.
Je n’ai jamais pu savoir exactement ce qu’elle avait pensé de moi au cours de cette première rencontre. Peut-être m’avait-elle pris pour un fils de famille milliardaire qui s’ennuyait. Ce qui l’avait amusée, en tout cas, c’était le monocle que je portais à l’œil droit pour lire, non par dandysme ou affectation, mais parce que je voyais beaucoup moins bien de cet œil que de l’autre. »
Patrick Modiano, Villa triste, Gallimard ed, Coll Blanche, p.21-22