Au Musée des Beaux-Arts de Rouen se trouve un tableau intitulé Saint Sébastien à la lanterne, d'après Georges de La Tour, peintre du XVIIe. Ce tableau est reproduit sur la jaquette du roman de Gaëlle Josse, L'ombre de nos nuits. Et ce choix de l'éditeur ne doit rien au hasard.
Trois voix s'expriment dans ce livre: celle d'une femme qui, en 2014, découvrant au musée de Rouen cette copie d'un original perdu, retrouve en Irène soignant Sébastien la façon dont elle a aimé B., celle de Georges de La Tour, qui peint ce tableau début 1639, et celle de Laurent Collet, un de ses deux apprentis - l'autre moins doué est son fils Etienne -, qui pourrait être l'auteur de la copie.
L'épigraphe de René Char, tirée du Nu perdu:
Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie.
Telle est la voie sacrée.
est en quelque sorte la clé de cette histoire.
La femme a beaucoup aimé B. Le regard d'Irène penché sur la flèche qui est fichée dans la cuisse de Sébastien lui fait revivre son amour pour lui. Il y a en effet dans le regard d'Irène cette attention de dentellière penchée sur son carreau, à regarder son motif sous ses doigts, et rien d'autre, qu'elle lui portait.
La femme a deviné qu'il y avait chez B. des vies antérieures incandescentes et des feux mal éteints mais ne savait pas qu'il vivait dans un brasier,.et qu'il y aurait toujours une ombre à leurs nuits. Elle s'est perdue dans sa souffrance jusqu'au moment où elle a pris conscience de la sienne:
J'ai voulu te guérir et n'y suis pas parvenue. La flèche était enfoncée trop profondément, et j'ai compris, trop tard aussi, que tu ne désirais pas vraiment t'en débarrasser, plus effrayé encore par le vide qui allait prendre sa place que par la douleur qu'elle te causait.
Elle a beaucoup aimé et beaucoup donné, plus qu'elle ne pouvait reprendre. Elle avait oublié B. ou presque, jusqu'à ce jour de 2014, où le tableau d'après Georges de La Tour lui a remis en mémoire leur histoire qui un jour s'est déchirée. C'est à ce moment-là que lui est revenue en pleine figure cette phrase soulignée dans un livre:
L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas à celui qui n'en veut pas.
Si ce tableau a un tel effet sur cette femme, c'est qu'il s'agit d'une oeuvre profonde où le peintre a mis toute son âme et tout son art au service de cet amour fait de lumière et de mystère que le Créateur dispense. Aussi est-il important de lui donner la parole pour qu'il dise lui-même, en détails, comment il l'a conçue.
Il n'est pas moins important de donner la parole à son apprenti Laurent, témoin privilégié de la genèse de cette oeuvre, qui dépasse son auteur et qui est paradoxalement lumineuse, alors qu'une simple lanterne éclaire les soins que prodigue une femme attentionnée à retirer sa dernière flèche reçue à un soldat blessé.
Ces deux voix de Georges et de Laurent, des voix du XVIIe, sont prémonitrices et explicatives. Elles sont révélatrices de l'envers du tableau. Ce sont des voix bien humaines, qui expliquent pourtant comment un artiste peut se surpasser et trouver un écho dans celle d'une femme meurtrie, à plusieurs siècles de distance:
Si l'amour ne s'accompagne pas d'une totale confiance, il n'est pas. Il est aventure, parenthèse, emballement, caprice, arrangement, plaisir, loisir. Croire en l'autre suppose l'abandon de nos résistances, de notre défiance. Don total qu'on veut croire réciproque. Si, à l'instant de la rencontre, cela n'est pas, nous ne savons pas aimer.
Francis Richard
L'ombre de nos nuits, Gaëlle Josse, 208 pages Les Éditions Noir sur Blanc