hantômes traverse le lecteur, lui-même éprouvant le mouvement errant d’une hallucination : la parole voyage, flotte, passe sur chaque page qui compose le livre, et figure l’infigurable avec une économie de mots et de moyens bouleversante. Saisie, elle frôle le papier, touche notre corps comme un nuage qu’aucun ciel ne pourrait accaparer. Un tiret, des parenthèses, quelques italiques, des espaces vides, des points de suspension articulent une syntaxe blessée vouée à un savoir qui ne sait rien. Quelque chose insiste à en mourir, quelque chose sait la mort comme l’évidence d’une course qui ne retient rien et qui donne tout, malheur compris. Je suis très frappée par la récurrence de ce verbe savoir qui, souvent employé au subjonctif et/ou à l’impératif — « ne sache pas » — semble retenir ce qu’il suppose, veut contenir ce qu’il doit à l’effroi et à la douleur. Le savoir est sans puissance, le savoir est impuissant ; barré ; confondu. Et pourtant la langue arrive, nous arrive, leur arrive, elle fait et est contact : elle tend sans doute à ce « projet » qui, toujours en avant de soi, conduit aux rives d’un fleuve que certains nommèrent Achéron.
Quelqu’un est venu, quelqu’un est parti, quelqu’un revient, par bribes, intermittences et fragments. Mais il ne faut pas savoir, mais il n’y a rien à savoir, sinon que le fantôme échographie l’absence en un point de vibration absolument terrible. Isabelle Baladine Howald compose une place pour le mort, une place que la lecture déplace peut-être. Par effets d’échos, nos représentations, nos souvenirs et nos peurs se démarquent les uns des autres, assouplissant la fracture entre l’air et les songes, la matière et l’invisible, le monde des vivants et celui des disparus. « Fendre », enfreindre, affronter le noir.
Anne Malaprade
Isabelle Baladine Howald, hantômes, éditions Isabelle Sauvage, 2016, 60 p., 13 euros.