Et voilà.
Maintenant, le ressort est bandé.
Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul.
C'est cela qui est commode dans la tragédie.
On donne le petit coup de pouce
pour que cela démarre, rien,
un regard pendant une seconde à une fille
qui passe et lève les bras dans la rue,
une envie d'honneur un beau matin, au réveil,
comme de quelque chose qui se mange,
une question de trop que l'on se pose un soir...
C'est tout.
Après, on n'a plus qu'à laisser faire.
On est tranquille. Cela roule tout seul.
C'est minutieux, bien huilé depuis toujours.
La mort, la trahison, le désespoir sont là,
tout prêts,
et les éclats, et les orages,
et les silences, tous les silences :
le silence quand le bras du bourreau
se lève à la fin, le silence au commencement
quand les deux amants sont nus
l'un en face de l'autre
pour la première fois,
sans oser bouger tout de suite,
dans la chambre sombre, le silence
quand les cris de la foule
éclatent autour du vainqueur —
et on dirait un film dont le son s'est enrayé,
toutes ces bouches ouvertes
dont il ne sort rien,
toute cette clameur qui n'est qu'une image,
et le vainqueur, déjà vaincu,
seul au milieu de son silence...
C'est propre, la tragédie.
C'est reposant, c'est sûr...
Dans le drame, avec ces traîtres,
avec ces méchants acharnés,
cette innocence persécutée, ces vengeurs,
ces terre-neuve, ces lueurs d'espoir,
cela devient épouvantable de mourir,
comme un accident.
On aurait peut-être pu se sauver,
le bon jeune homme
aurait peut-être pu arriver à temps
avec les gendarmes.
Dans la tragédie, on est tranquille.
D'abord, on est entre soi.
On est tous innocents, en somme !
Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue
et l'autre qui est tué.
C'est une question de distribution.
Et puis, surtout, c'est reposant, la tragédie,
parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir,
le sale espoir;
qu'on est pris,
qu'on est enfin pris comme un rat,
avec tout le ciel sur son dos,
et qu'on n'a plus qu'à crier, —
pas à gémir, non, pas à se plaindre, —
à gueuler à pleine voix ce qu'on avait à dire,
qu'on n'avait jamais dit
et qu'on ne savait peut-être même pas encore.
Et pour rien :
pour se le dire à soi, pour l'apprendre, soi.
Dans le drame,
on se débat parce qu'on espère en sortir.
C'est ignoble, c'est utilitaire.
Là, dans la tragédie, c'est gratuit.
C'est pour les rois.
Et il n'y a plus rien à tenter, enfin !
Jean Anouilh