Promener ou se promener est considéré par la plupart des gens comme un loisir, un moyen de s'évader, un moment propice à la rêverie. De là à en faire une vocation, il y a un pas, que même Jean-Jacques n'aurait pas osé franchir. Eh bien le héros du livre de Christoph Simon pense qu'il a cette vocation, et il la revendique.
Lukas Zbinden est le nom de ce promeneur impénitent, et débonnaire. Pendant sa vie active, il était instituteur, mais maintenant qu'il est à la retraite, quand ses jambes le lui permettent encore, il se livre volontiers à cette activité dont il a toujours vanté les mérites. Mais il faut reconnaître que son prosélytisme n'est pas du goût de tout le monde.
A la maison pour aînés, Kâzim, le nouveau civiliste - il y accomplit son service civil -, l'aide à descendre l'escalier qu'il préfère à l'ascenseur. A de multiples reprises, escalier descendant à son bras, il lui fait l'éloge de la promenade. Et Kâzim, pas contrariant, l'écoute indéfiniment, sans broncher, d'une oreille réceptive à ses monologues.
Lukas Zbinden n'est pas un promeneur solitaire: il se promène en compagnie. Lukas Zbinden n'aime pas se promener dans la campagne: c'est un promeneur urbain, qui aime écouter les conversations dans la rue. Qu'est-ce que se promener veut dire pour ce promeneur plein de bienveillance? Trouver qui l'on est et aimer ce que l'on découvre.
Il est plusieurs genres de promeneurs: les sérieux qui veulent que cela les mène à quelque chose; les charmants qui sourient et à qui tout sourit; les intuitifs qui, comme feue sa femme Emilie, ne connaissent pas les chemins rectilignes; les du dimanche qui se promènent tout d'abord pour la bonne raison que c'est dimanche...
La promenade est un bon remède contre l'apathie, à condition, bien sûr, de la surmonter. Et le promeneur y parvient en la gardant en mémoire, en la racontant aux autres, à l'oral ou à l'écrit, a fortiori quand il l'a faite sans être accompagné. Mais, attention, prévient-il, ce ne sont pas les mots qui importent, mais le vécu.
Ce travail de mémoire, chez les promeneurs entraînés, les conduit à différencier les chemins par leur nature - trottoirs, asphalte, allées, corsos etc. - et par la révélation de leur être profond: ils peuvent être heureux, souffreteux, sournois, enjoués, pleins de sagesse, moroses, sombres, haineux, enjoués etc.
Pour Zbinden, l'art de ne pas s'ennuyer en promenade consiste à examiner le même objet que la veille, mais en pensant à autre chose... Se promener n'est pas une perte de temps, même si l'on ne cherche pas de résultat. Il a pourtant découvert qu'un grand nombre de scientifiques, de musiciens et de poètes ont trouvé des solutions surprenantes à leurs problèmes en se promenant...
Bref Lukas Zbinden est intarissable sur son sujet de prédilection. Mais il l'est sur bien d'autres tels que les pittoresques pensionnaires du home, qu'il observe avec acuité, telle que sa femme Emilie qu'il a vraiment aimée et qui lui manque, tel que son fils Markus dont il n'a pas su se faire aimer, telles que ses tempêtes et passions professionnelles.
Le roman de Christoph Simon est donc aussi une promenade dans la vie de son narrateur: jadis, naguère et aujourd'hui. Et celui-ci se révèle un sacré conteur, qui, de digression en digression, raconte cette vie avec philosophie, avec le recul du promeneur qui sait fort bien passer en revue son vécu. Il sait aussi qu'au bout du compte, les chaises longues seront pour lui et Emilie...
Francis Richard
Vocation: promeneur, Christoph Simon, 192 pages (traduit de l'allemand par Marion Graf) Zoé