Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la « tête de turc » ©Stofleth
Le début à l’opéra de Wajdi Mouawad était très attendu, d’autant que L’Enlèvement au Sérail de Mozart se prête aujourd’hui à diverses interprétations, et devient bien plus qu’une turquerie joyeuse, à cause des événements vécus ces dernières années, comme l’a bien montré le travail de Martin Kusej au festival d’Aix en Provence, qui optait l’an dernier pour une traduction dramatique radicale du Singspiel, le transposant en enlèvement de Daesh, et se terminant dans le sang.
Wajdi Mouawad est un auteur-metteur en scène, avec une longue carrière théâtrale derrière lui ; il met aussi en scène ses propres textes ; c’est d’ailleurs là où il a rencontré ses plus grands succès en France. Rien d’étonnant que Serge Dorny lui ait donné l’occasion de modifier le dialogue, même avec le risque inhérent à ce type d’opération. Et c’est le dialogue new-look qui est , dans la mise en scène, la vedette de la soirée.
Wajdi Mouawad a donc travaillé à partir du texte de Mozart, et il a réussi à ne jamais en trahir l’esprit, et à garder à l’œuvre sa personnalité : il respecte par exemple l’époque, avec ses costumes, même si l’espace conçu par Emmanuel Clolus est abstrait. Et même si les costumes des turcs (d’Emmanuelle Thomas) sont très impersonnels, gris, et laissent totalement de côté le pittoresque. Rien de moins « turc » que cette turquerie. L’opération est donc de ce point de vue réussie. Mouawad s’appuie fréquemment sur le dialogue original, qu’il prolonge ou précise. Un seul exemple lorsqu’à la fin Selim évoque Lostados, dans l’original il signale que Lostados lui a tout pris, dont l’amour de sa vie « Dein Vater, dieser Barbar ist schuld, daß ich mein Vaterland verlassen mußte. Sein unbiegsamer Geiz entriß mir eine Geliebte, die ich höher als mein Leben schätzte. Er brachte mich um Ehrenstellen, Vermögen, um alles. Kurz, er zernichtete mein ganzes Glück. Und dieses Mannes einzigen Sohn habe ich nun in meiner Gewalt! Sage, er an meiner Stelle, was würde er tun? »
Le texte de Mouawad précise alors dans de longs développements que le père de Belmonte a épousé la femme en question, blonde aux yeux bleus, et qu’elle est la mère de Belmonte, ce qui ne change pas le sens du geste de Selim, mais change évidemment le regard de Belmonte sur l’aventure. Le dialogue allonge singulièrement l’œuvre, ce qui n’est pas contradictoire avec la tradition du Singspiel qui permet entre autres des variations voire des improvisations dans les dialogues avec autant d’importance que le chant (Singspiel= « jeu chanté »)puisque c’est le dialogue qui est action et chant qui est station.
Vu la thématique traitée par Mozart, ( vu aussi les circonstances politiques actuelles) qui affirme la clémence comme valeur suprême de l’humain, traitée aussi bien dans La Clémence de Titus que dans la Flûte enchantée, on pouvait s’attendre de la part de Mouawad à une intervention forte. Mozart s’affirme homme des Lumières et Mouawad a résolu de suivre Mozart et de souligner fortement les valeurs illuministes, de manière très démonstrative, mais en y introduisant et développant des thématiques d’aujourd’hui, comme le statut de la femme, tout en ne trahissant jamais l’original de Mozart. Disons qu’il en développe les potentialités, qu’il le libère de certaines idées inhérentes au XVIIIème car ce qui intéresseMouawad est souvent évoqué en filigrane dans le dialogue original. Dans cet Enlèvement new-look, c’est la femme qui pour l’essentiel porte les valeurs de l’humanité, c’est elle aussi qui mène le jeu.
Rappelons rapidement l’histoire assez simple de L’Enlèvement au Sérail : une jeune aristocrate, Konstanze, sa servante Blonde et Pedrillo le valet de son fiancé ont été enlevés par des pirates barbaresques, comme on dit et le lot a été acheté par Selim Pacha, sans doute un gouverneur puissant de province ottomane. Belmonte, le fiancé de la belle Konstanze entreprend d’aller la libérer et se fait passer pour architecte. Ils fuient, mais son découverts, condamnés, d’autant plus que Belmonte est le fils du pire ennemi de Selim. Mais Selim pardonne, au nom de la clémence. Tous sont libérés et retournent chez eux.
Mouawad compose donc son propre Singspiel développé, avec de longs dialogues en allemand (traduction Uli Menke) qui devient d’une certaine manière l’œuvre, et le chant une sorte de parenthèse sur laquelle il intervient peu.
Ouverture ©Stofleth
C’est bien là la première réserve à ce travail très sérieux et logique, documenté et globalement cohérent avec Mozart. Toute la mise en scène se concentre pratiquement sur le texte parlé, et Mouawad laisse les chanteurs vaquer à leurs occupations sur le texte chanté, mis en place de manière bien plus conventionnelle. Mouawad est essentiellement intéressé à ce que son texte soit porté : d’où une introduction longue, se tissant avec la musique de l’ouverture, pour l’occasion fragmentée, d’où un prologue essentiel pour la compréhension de l’histoire, mais qui fait qu’au bout de 10 minutes, on a à peu près compris l’option de mise en scène. Le prologue guilleret de Mozart se tresse donc avec un prologue théâtral tout aussi guilleret, où chez les Lostados on fête le retour des prisonniers, enlevés à la barbarie. Pour la peine on joue à la « tête de turc », un jeu de foire qui consiste à faire bouger une tête de turc figurée en tapant dessus avec un marteau. On s’amuse beaucoup, jusqu’au moment où c’est au tour de Blonde et Konstanze, qui se refusent à y jouer, au nom du fait que Selim leur a sauvé la vie, c’est alors qu’on va revenir à l’histoire, comme dans une structuration de théâtre dans le théâtre, d’illusion baroque, qui évidemment rappelle le mythe de la caverne platonicien.
De manière très habile, Mouawad mélange les moments d’ici et maintenant et les moments d’alors, dans des variations de dialogue croisées, à la fois bien faites et claires. Les dialogues se mélangent entre évocation et commentaires, mais assez vite la mise en scène va abandonner ce « théâtre dans le théâtre » pour ne retenir que l’évocation d’alors.
Mais Mouawad ne se contente pas de nous conter les vertus de l’humanisme, ni l’histoire des deux couples. Il va aussi s’appuyer sur l’histoire de l’opéra mozartien pour évoquer La Flûte enchantée, certaines scènes en semblent extraites, tant sont semblables les situations Pedrillo/Osmin Papageno/Monostatos par exemple, mais aussi les méditations de Konstanze (vêtue d’un blanc paminesque) qui font bien penser à Ach ich fühl’s. mais on sait cela et on sait combien La Flûte enchantée est redevable à L’Enlèvement au Sérail, variable mozartienne de l’opéra à sauvetage qui est si en vogue à la fin du XVIIIème.
Mouawad sait aussi quel intérêt Mozart porte aux histoires de couples et aux variations sur l’amour : il anticipe aussi Così fan tutte et c’est là sans doute la plus grande originalité de son travail, sa réflexion porte, plus encore que sur les valeurs humanistes, sur l’instabilité et la fragilité des choses humaines et notamment de l’amour. Et Konstanze et Blonde sont chacune à leur mode, saisies par ces tourments. Konstanze en mode héroïque, elle résiste, Blonde en mode résigné, elle se soumet aux lois locales puisque Selim a donné Blonde à Osmin, qui l’a épousée et dont il a même (on le voit à la fin) un enfant. Et Blonde est sensible à cet Osmin non pas bouffe mais sincèrement épris, et donc jaloux de Pedrillo, dont Blonde reste aussi amoureuse. Comme dans Così fan tutte, on peut aimer plusieurs hommes, sans en trahir aucun. Le cas de Konstanze est peut-être plus complexe et conduit d’une certaine manière à une Konstanze/Fiordiligi (qui ne cède pas, malgré un vrai sentiment pour Selim) et à une Blonde/Dorabella, qui cède et s’en accommode, au nom même de cette condition de la femme qui fait qu’ici comme en occident, servante elle était et servante elle restera. Ainsi donc dans ce maelström des sentiments et des situations, où personne n’est vraiment méchant, où les hommes sont tous sincèrement amoureux et où les femmes ont su apprendre que ceux qu’on appelle barbares ne sont pas plus ni moins barbares que nous, qu’ils sentent et qu’ils aiment comme nous.
C’est paradoxalement Belmonte qui n’a pas le beau rôle, il vient libérer Konstanze et les deux valets, mais ne saisit pas, au nom de son sentiment tout égoïste, les émois et les doutes de Konstanze, dont on sent bien qu’il arrive au moment où elle serait prête à céder au Pacha. Et le côté juvénile de ce Belmonte, bien caractérisé par Cyrille Dubois, s’oppose à la maturité de Selim, un Peter Lohmeyer un peu déclamatoire, mais plus mur et plus sûr que Belmonte.
Enfin, l’espace essentiellement structuré par des cloisons s’ouvre sur un globe qu’on croit être d’abord le turban du turc vu de dessus, mais c’est aussi le monde « comme volonté et comme représentation » dirait l’ami Schopenhauer, un monde qui s’ouvre sur la prison, prison des femmes d’abord, le harem du Pacha, qu’on a vu d’abord représenté avec les enfants allant à l’école puis soignés chacun par une des mères-femmes du pacha, en une représentation en même temps gentiment satyrique, tandis que les janissaires sont comme des ombres mortes et grises, d’un monde qui n’a pas d’identité sinon celle d’une vague inquiétude.
Dans ce globe, d’abord harem, puis prison des quatre prisonniers après la découverte de leur fuite, finira Selim quand les autres partiront : à lui d’être désormais prisonnier de ses souvenirs. Et le mince rideau translucide qui sépare l’ici (chez Lostados) où l’on revient, et là-bas ( où tout n’a pas été noir), montre que la fin n’est pas si heureuse, longs regards des femmes, des regrets sans doute, et puis le retour aux anciennes amours : rien ne sera plus comme avant.
Ainsi Mouawad conclut-il ce qu’il a voulu être une histoire moralisante, avec son côté quelquefois préchi précha, un peu didactique, presque déictique, avec sa méditation sur les sentiments , sur l’universalité de l’amour et ses fragilités et sur l’humanité avec ses grandeurs et ses faiblesses. Un presque « conte pour adultes », venu d’une histoire assez conventionnelle de Mozart, mais démonstrative elle aussi, au service de l’universalité de l’humain. Et l’ensemble des lustres, lors de l’image finale, tous de cristal « occidentaux », avec au milieu un luminaire oriental, montre que de l’aventure, il restera toujours quelque chose…C’est subtil, mais bien fait car c’est une belle métaphore des « Lumières ».
Dernière image …lumières ©Stofleth
L’opération est, je l’ai dit, réussie dans la forme, Mozart n’est pas trahi, mais prolongé, le Singspiel n’est pas trahi dans la forme mais mené jusqu’au bout et développé; la parole domine, car à l’évidence Mouawad y est plus à l’aise. Il a peut-être été pris au piège de l’opéra, qui impose un tempo plus rigoureux, qui impose aussi des mouvements ou des postures différentes, et cela il n’a pas su le mener à bien, il n’a pas su faire le lien théâtral entre musique et chant, d’autant plus difficile que ce dialogue était du Mouawad traduit en allemand, et que la familiarité avec l’allemand n’était pas – malgré les efforts visibles- partagé par tous, Cyrille Dubois en tête qui semblait devoir choisir entre le jeu ou la langue , au contraire de la Konstanze très à l’aise dans les dialogues parlés, et qu’évidemment tous les allemands et germanophones du plateau, dont la très jeune polonaise Joanna Wydorska qui chante fréquemment en Allemagne.
Un sentiment mitigé sur ce travail, très sérieux, très sensible, mais un peu démonstratif et un peu maladroit. On veut certes délivrer un message, mais fallait-il appesantir à ce point les dialogues pour délivrer un message que déjà Mozart avait pu délivrer, même partiellement et même si Mouawad voit dans l’histoire originelle une sorte de conte bien pensant de musulmans humains parce que touchés par les Lumières. Bien sûr, ce type de forme est datée et Mouawad a résolument essayé et c’est tout à son honneur, d’actualiser, mais trop de stabilo tue peut-être la lecture.
Dans ce travail tout concentré sur le dialogue, la « Gesamtkunstwerk » qui ferait tenir le trépied musique/chant/théâtre est un peu déséquilibré, et musique et chant plus qu’ailleurs vont se juger presque indépendamment du théâtre ou de la mise en scène. Stefano Montanari est incontestablement le maître de la fosse et le maestro de la représentation. Un rythme vif, sec, très marqué par des couleurs baroquisantes, sinon franchement baroques (percussions, bois). Tout cela est mené tambour battant, avec un sens de la pulsion particulier ; l’orchestre répond très positivement à ces sollicitations et pour une fois l’acoustique sèche du théâtre de Nouvel convient bien aux intentions du chef. Pas d’alanguissement, et une musique qui anime le plateau, et qui sait aussi accompagner les chanteurs, où l’on sait que les femmes sont très sollicitées ; j’ai bien aimé Montanari à chaque fois que je l’ai entendu à Lyon, il semble ici avoir approfondi son travail, et permis en même temps une vraie respiration au plateau, malgré le côté très serré du tempo. Le chœur de l’opéra, sollicité, mais de manière relativement réduite, fait preuve de ses habituelles qualités désormais, dirigé ici par Stephan Zilias.
La distribution est dans l’ensemble homogène, et fait preuve de nombreuses qualités, notamment dans le jeu (Osmin, excellent) et aussi dans le chant. J’ai employé le terme d’homogénéité, parce qu’on voit bien le travail d’équipe, parce qu’il n’y a vraiment pas de faiblesses, mais il reste que tous ne sont pas à l’aise dans une œuvre où notamment pour les femmes, la sollicitation est extrême : il fallait Jane Archibald pour triompher des trois airs de Konstanze, dont le redoutable Martern aller Arten mais pas seulement. Jane
Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth
Archibald remporte un triomphe mérité, ce ne sont qu’aigus et suraigus, agilités, variations et cadences, avec les reprises. Technique de chant maîtrisée, dominée, une perfection. Mais comme toutes les perfections, un peu froide. C’est un chant technique plus qu’un chant sensible. Je me souviens (ah, l’ancien combattant) de Christiane Eda-Pierre dans le rôle, qui fut une grande Konstanze pour moi (avec Böhm au Palais Garnier, eh oui), avec bien moins de moyens techniques qu’Archibald, mais une telle émotion, un tel ressenti, une telle sensibilité qu’elle emportait la mise. Archibald est magnifique, pour la tête, la technique, pour les amateurs d’acrobaties, mais pour le cœur, c’est autre chose.
Cet autre chose, on l’a eu avec Joanna Wydorska : une voix très petite, qui monte correctement à l’aigu quand il faut (Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln) même avec de toutes petites scories dans les passages, qui n’a pas la technique d’une Archibald, mais qui est tellement fraiche, tellement naturelle, tellement sensible dans son jeu qu’elle réussit à compenser et à convaincre : c’est une Blöndchen qui m’a beaucoup touché, et qui a su dominer ses maladresses par une personnalité scénique affirmée et très juste.
Le Pedrillo de Michael Laurenz n’a pas beaucoup d’airs à chanter, il a beaucoup à parler ; alors quand il chante, il montre que ça s’entend. La voix n’est pas si légère (j’ai entendu plus léger dans le rôle) et il donne de la voix, une voix large et puissante, avec un manque d’homogénéité entre les graves et les aigus, ces derniers un peu trop élargis, et manquant pour mon goût un peu de contrôle, mais l’ensemble se défend et le personnage est très bien campé, bien joué (et bien dit, ce qui est ici, on l’a compris, important).
Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth
L’Osmin de David Steffens tranche aussi sur les Osmin bouffes ou terribles qu’on a vu sur les scènes. Dans les quelques mots du programme, Mouawad insiste sur le fait qu’«il ne suffirait pas de faire d’Osmin un intégriste habillé de noir avec un couteau à la gorge de Blonde… », allusion à la mise en scène de Kusej à Aix, « pour se dédouaner et régler le problème ». La question est la vision de l’Islam dans l’Enlèvement, « compensée » par un Selim touché par la grâce des Lumières et donc un regard sur l’Islam qui reste, dit-il, « cauchemardesque ». Il lutte donc contre cette vision, on l’a dit, en présentant un monde de l’islam débarrassé de son imagerie d’opérette, tout de gris et de noir (sauf les femmes, en rouge), un univers d’une rigueur monastique et Osmin et Selim portent le même costume. Osmin est d’abord un amoureux qui cherche à retenir son amour, et Blonde a accepté la situation, en servant son Osmin comme elle « servirait » n’importe quel mari sous n’importe quels cieux (allusion à une sorte de statut universel de la femme), et en l’aimant, une des scènes les plus souriantes dans ce domaine est la manière dont elle le brosse, tendrement, alors qu’il est dans la baignoire, une scène d’intimité amoureuse dont on n’a pas l’habitude dans les visions ordinaires de l’œuvre de Mozart. L’Osmin de David Steffens est donc assez élégant, digne, mais défendant plus son amour et son privé que le palais, et sa voix est jeune, claire, et son chant très fluide et naturel. Cette jeunesse d’Osmin est frappante et le rend fragile, et tout sauf obtus, comme le voudrait la tradition. David Steffens réussit bien à incarner le personnage inhabituel, et sa jeunesse et son physique renvoient bien plus à un Sprecher qu’à un Monostatos dans La Flûte enchantée. Son chant expressif et bien profilé rend le personnage plus profond que Belmonte, l’autre amoureux qui n’a pas, répétons-le, le beau rôle.
Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth
Il n’a pas le beau rôle d’abord parce qu’il semble arriver dans un univers déjà balisé par les sentiments, un univers ordonné qu’il ignore et qu’il considère évidemment comme « barbare », même si Pedrillo l’avertit du caractère du Pacha. À ce propos d’ailleurs, il faut répéter que la société orientale et notamment ottomane était depuis longtemps traversée par l’occident (il faut lire à ce propos Mon nom est rouge de Ohran Pamuk) et que des personnages comme Selim devaient exister, à l’évidence (Les Lettres persanes de Montesquieu en sont aussi une preuve en creux). Belmonte arrive à l’évidence avec ses idées préconçues, et la vision du prologue où il frappe allègrement sur la tête de turc montre qu’il n’y a pas eu de leçon. Un personnage que Cyrille Dubois incarne avec une certaine justesse. Certes, sans doute sa manière « appliquée » de parler l’allemand, et sa gêne visible lui donnent cet aspect hésitant et « ailleurs » : dans ce monde déjà ordonné qu’est le Sérail de Selim, il apparaît cet « autre » un peu décalé et un peu dérangeant. J’ai beaucoup d’estime pour ce chanteur que j’ai vu excellent plusieurs fois. C’est un de nos vrais espoirs. Il reste qu’il semble un peu gêné aux entournures par Belmonte qui est tout sauf un rôle facile. Pour moi Tamino est moins délicat. Comme Tamino d’ailleurs (et Titus), Belmonte est un rôle qui balise le chemin vers des rôles plus lourds comme Lohengrin. Ce n’est pas un rôle pour ténor léger, mais la voix de Cyrille Dubois qui n’est pas légère n’arrive pas à faire de ce Belmonte un personnage intéressant parce qu’elle manque d’expressivité, à moins que le personnage ne soit vraiment pas intéressant. En ce sens la prestation de Cyrille Dubois répond aux orientations de la mise en scène tant il semble traverser l’action sans jamais en comprendre les enjeux.
Je suis donc partagé. Cyrille Dubois chante le texte mais sans lui donner corps, presque de manière absente et extérieure. Cela cadre avec le personnage voulu. Mais est-ce voulu justement ? Son profil jeune, amoureux et jaloux exprime un monde blanc ou noir, et la mise en scène souligne le monde de Selim comme un monde noir, en tempérant cependant l’impression par le tapis de pétales de roses qui marque la surface de jeu, rose et noir, rouge et noir, la couleur a son importance. Et d’ailleurs, le tapis de sol de cette surface couverte de pétales est par deux fois roulé et emporté, comme si on jouait sur l’apparence. Comme si des roses ne devaient rester que quelques traces ou quelques épines.
Cyrille Dubois ne convainc donc pas totalement, tant il semble gêné et peu naturel, beaucoup moins à l’aise que dans d’autres rôles.
Pétales de roses ©Stofleth
Au total, une représentation qui incontestablement pose question, parce que le propos est juste, parce que le discours se tient, parce que le dialogue new-look n’enlève rien à la cohérence de l’ensemble et qu’il s’accroche bien à la musique, mais quelque chose laisse insatisfait: est-ce l’excès d’insistance et de didactisme ? est-ce une mise en scène qui semble un peu trop « conforme » et moins dérangeante que le propos ne laisserait le penser ? Est-ce la fin en interrogation ? Le spectacle laisse des questions irrésolues, mais l’ensemble musical, cast et orchestre est vraiment au point, au-delà des observations émises qui laissent aussi planer quelques interrogations (Cyrille Dubois). Une soirée lyonnaise, comme d’habitude stimulante, avec comme d’habitude une prise de risque. C’est bien ce qu’on attend de la scène française d’opéra la plus novatrice.
Pris au piège ©Stofleth