Chant du soupçon, Alexandre hésite, semble reprendre à chaque pas ce qu’il vient d’avancer, comme si le chant était une toile à remettre perpétuellement sur le métier, faisant disparaître le motif au moment même où il commençait d’apparaître. Ou encore une échelle (avec point de vue sur les vallées de l’enfer), mais dont les barreaux (faits de vers notamment fournis par les grands anciens) devaient constamment être vérifiés ou remplacés — nous empêchant de regarder le paysage, la « cité dolente / au travail » pleine de « totems », ce « lieu innommable » où « vivent les animaux » (p. 8). Ainsi, l’hymne condellien devient lui-même une sorte de corps opaque (mais déchiré par des éclairs), né de l’ingestion des mots des morts :
comme les morts […]
disent le vivant
à l’envers
ce n’est qu’une étape
dans le procès
des morts pour
composer une sorte de
corps
emporté par
l’eau
noire
coule
ce n’est qu’une étape
vers où
les choses se
composent
à l’infini
(p. 153-154)
Dans Alexandre, il y a donc une descente dans l’enfer du réel, en compagnie de Dante, de Virgile, d’Homère ou du Roman d’Alexandre, mais la référence y est brouillée. Pour des raisons d’ailleurs moins sémiotiques (au nom d’on-ne-sait-quelle revendication de l’intransitivité des signes) qu’éthiques : car ces grands textes n’étaient lisibles, ne faisaient sens et chant, que dans le droit qu’ils se donnaient, notamment, à louer un héros. Dans le livre de Condello, Alexandre, ce nom propre est au contraire d’abord une question, un problème, une crise : celle du chant tiraillé entre son désir de souligner la grandeur (désir peut-être nourri des œuvres admirées du passé) et son incapacité fondamentale à le faire, à se constituer de nouveau en hymne, aujourd’hui, à se courber devant les totems du réel étant ce qu’il est. Avec cette référence problématique, celui du héros tant chanté qu’on ne saurait plus chanter, Alexandre se donne à voir, à entendre, comme le drame éthique du poème. Celui d’une voix qui n’en peut plus de chanter — qui ne veut plus chanter — et qui doit pourtant bien tenir quelque chose, pour se tenir — face au néant.
Ce chant problématique, courageux autant qu’il est désespéré (admiratif des pouvoirs du poème et, pour cette raison même, infiniment suspicieux), se présente donc comme un recueil d’hymnes déchiquetés, dont le dispersement apparent s’articule autour d’une partition pour basse entêtante. Le tout fait un drame réduit à l’essentiel, n’abritant qu’une ontologie amaigrie de figures (le héros, les autres hommes, les animaux, les morts, l’eau, les machines) reliées par quelques relations politiques (l’alliance et la filiation, la guerre et la parole, la navigation, le travail) sur une scène élémentaire (la cité douloureuse, les champs, la mer, la page, l’usine) autour de laquelle elles passent et repassent, en orbite comme des satellites.
à présent mon fils
s’approche
au bord du
présent s’approche
la cité
qui a nom : […]
la cité devant
la plaine c’est
un spectacle horrible :
ces choses sont
ignorées et insolubles
(p. 46)
Chant qui est, comme chez Celan, un contre-chant, l’hymne négatif de Condello aboutit à l’identification du héros (face à son peuple) et du poète (face à son auditoire). Il en va donc, dans Alexandre, d’une sorte de politique du poème — mais là encore compliquée, empêchée, ou dialectique. Car ces deux créateurs de communautés sont problématiques (le héros deviendra tyran, et l’aède un dresseur de monuments) et ne sauraient trouver de justification à leur prétention que dans la définition de leur tâche comme impossible, et toujours à refaire — la constitution d’un peuple qui doit en même temps échapper, et d’une assemblée qui ne doit pas entendre ce qu’on a à lui dire :
un naufragé maintenant cherche
dans les mots
une langue entre les pages pour
un livre
seul
dialogue
avec les bêtes
attend
[…] ses hommes à venir aucun
seul au milieu d’une île
autour des grillages
de mots
un peuple à qui parler
ils n’entendent pas
disait-il
[…] il ne parlera plus
leur langue ni même
aucune bête
ne pourrait le comprendre
il dit […]
je mettrai les mots
voiles blanches à l’horizon
dans leur bouche à l’horizon
et une loi
nulle
et je serai votre prophète
n’apportant aucune loi
vous le savez déjà
[…]
il dit
sur une île
de mots
inaudibles
(p. 83-87)
Pierre Vinclair
Guillaume Condello, Alexandre, Dernier Télégramme, 2016, 192 p., 15€.