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(note de lecture) Guillaume Condello, "Alexandre", par Pierre Vinclair

Par Florence Trocmé

CondelloPoursuivant une entreprise commencée avec la publication, en 2012, de Les Travaux et les jours, Guillaume Condello vient de publier Alexandre chez Dernier Télégramme. Ce second recueil offre une sorte de suite au premier ; il semble en tout cas tracer le même sillon, celui d’une parole à la fois affirmative et difficile, opiniâtre mais confrontée à des résistances et même constituée par elles : une parole d’après le désastre, autophage, se délitant au fur et à mesure qu’elle s’efforce de se faire entendre. Une parole du doute, post-beckettienne, un Enfer qui ne s’adosse à aucune promesse de Paradis.
Chant du soupçon, Alexandre hésite, semble reprendre à chaque pas ce qu’il vient d’avancer, comme si le chant était une toile à remettre perpétuellement sur le métier, faisant disparaître le motif au moment même où il commençait d’apparaître. Ou encore une échelle (avec point de vue sur les vallées de l’enfer), mais dont les barreaux (faits de vers notamment fournis par les grands anciens) devaient constamment être vérifiés ou remplacés — nous empêchant de regarder le paysage, la « cité dolente / au travail » pleine de « totems », ce « lieu innommable » où « vivent les animaux » (p. 8). Ainsi, l’hymne condellien devient lui-même une sorte de corps opaque (mais déchiré par des éclairs), né de l’ingestion des mots des morts :
comme les morts […]
   disent le vivant
à l’envers
   ce n
’est qu’une étape
dans le procès
des morts pour
   composer une sorte de
corps
   emport
é par
l’eau
   noire
   coule
ce n’est qu’une étape
vers où
   les choses se
composent
   à
l’infini
  
(p. 153-154)
Dans Alexandre, il y a donc une descente dans l’enfer du réel, en compagnie de Dante, de Virgile, d’Homère ou du Roman d’Alexandre, mais la référence y est brouillée. Pour des raisons d’ailleurs moins sémiotiques (au nom d’on-ne-sait-quelle revendication de l’intransitivité des signes) qu’éthiques : car ces grands textes n’étaient lisibles, ne faisaient sens et chant, que dans le droit qu’ils se donnaient, notamment, à louer un héros. Dans le livre de Condello, Alexandre, ce nom propre est au contraire d’abord une question, un problème, une crise : celle du chant tiraillé entre son désir de souligner la grandeur (désir peut-être nourri des œuvres admirées du passé) et son incapacité fondamentale à le faire, à se constituer de nouveau en hymne, aujourd’hui, à se courber devant les totems du réel étant ce qu’il est. Avec cette référence problématique, celui du héros tant chanté qu’on ne saurait plus chanter, Alexandre se donne à voir, à entendre, comme le drame éthique du poème. Celui d’une voix qui n’en peut plus de chanter — qui ne veut plus chanter — et qui doit pourtant bien tenir quelque chose, pour se tenir — face au néant. 
Ce chant problématique, courageux autant qu’il est désespéré (admiratif des pouvoirs du poème et, pour cette raison même, infiniment suspicieux), se présente donc comme un recueil d’hymnes déchiquetés, dont le dispersement apparent s’articule autour d’une partition pour basse entêtante. Le tout fait un drame réduit à l’essentiel, n’abritant qu’une ontologie amaigrie de figures (le héros, les autres hommes, les animaux, les morts, l’eau, les machines) reliées par quelques relations politiques (l’alliance et la filiation, la guerre et la parole, la navigation, le travail) sur une scène élémentaire (la cité douloureuse, les champs, la mer, la page, l’usine) autour de laquelle elles passent et repassent, en orbite comme des satellites.
à présent mon fils
   s’approche
au bord du
   présent s’approche
la cité
qui a nom : […]
  
   la cité devant
   la plaine c’est
un spectacle horrible :
   ces choses sont
ignorées et insolubles
  
(p. 46)
Chant qui est, comme chez Celan, un contre-chant, l’hymne négatif de Condello aboutit à l’identification du héros (face à son peuple) et du poète (face à son auditoire). Il en va donc, dans Alexandre, d’une sorte de politique du poème — mais là encore compliquée, empêchée, ou dialectique. Car ces deux créateurs de communautés sont problématiques (le héros deviendra tyran, et l’aède un dresseur de monuments) et ne sauraient trouver de justification à leur prétention que dans la définition de leur tâche comme impossible, et toujours à refaire — la constitution d’un peuple qui doit en même temps échapper, et d’une assemblée qui ne doit pas entendre ce qu’on a à lui dire :
un naufragé maintenant cherche
   dans les mots
une langue entre les pages pour
   un livre
seul
   dialogue
avec les bêtes
   attend
[…] ses hommes à venir aucun
   seul au milieu d’une île
autour des grillages
   de mots
un peuple à qui parler
ils n’entendent pas
   disait-il
[…]   il ne parlera plus
leur langue ni même
   aucune bête
ne pourrait le comprendre
il dit […]
je mettrai les mots
   voiles blanches   à l’horizon
dans leur bouche    à l’horizon
   et une loi
nulle
 et je serai votre prophète
n’apportant aucune   loi
   vous le savez  déjà
[…]
il dit
sur une île
   de mots
   inaudibles
(p. 83-87)
Pierre Vinclair
Guillaume Condello, Alexandre, Dernier Télégramme, 2016, 192 p., 15€.


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