Jacques Jouet a publié récemment Ruminations du potentiel (Nous, 2016), qui prolonge et amplifie l’approche ouverte avec le livre A supposer (Nous, 2007).
Poezibao a souhaité l’interroger sur la pratique particulière mise en œuvre dans ces textes mais aussi sur la manière dont elle s’inscrit dans l’ensemble d’une œuvre au très long cours et aux vastes ramifications.
Florence Trocmé : à supposer que nous nous intéressions à la genèse de cette pratique très particulière de ces textes que vous appelez « À supposer », pourriez-vous nous dire comment elle est née, comment elle s’est développée et quel avenir vous comptez lui donner ?
Jacques Jouet : Je ne sais plus comment elle est née, sinon avec du temps. Si ! ça me revient, maintenant… le rhinocéros explosé à la dynamite dans Tintin au Congo, qui faisait écho à un scandale colonial évoqué par Gide, où le rhinocéros était humain. La phrase est la métaphore formelle de ce rhinocérhomme que je veux aider à défendre de toute extermination.
FT : à supposer que vous en acceptiez l’idée, pourriez-vous nous dire en quoi ces à supposer qui ouvrent tous ces textes ont cet effet de déstabiliser constamment le lecteur, pris à parti presqu’à son insu et sommé finalement de décider s’il accepte d’entrer dans la supposition en question. En ajoutant que les dites suppositions lanceuses de textes sont de nature souvent très différente ?
JJ : « Déstabiliser le lecteur » … en tant que lecteur déstabilisé par les lectures, ce n’est pas la situation la pire !
Tout art est un art critique de son objet. Il ne fait pas toujours plaisir, parfois si. Il n’est pas toujours populaire.
Le lecteur a le droit de refuser.
FT : il y a au moins trois ingrédients présents dans tout « à supposer » : poésie, pensée et contrainte. Pourriez-vous en dire plus ?
JJ : Il faudrait peut-être changer l’ordre : contrainte, pensée, poésie. Je crois que c’est le bon ordre. D’abord la contrainte de la phrase unique à démarreur… elle devrait engager un peu de pensée… Si ça marche, ça donne un poème (la récompense, et qu’on pourra offrir) et c’est aussi un essai. Coup double : coup d’essai, coup de poésie.
FT : et ce titre Ruminations du potentiel, comment l’entendez-vous, en ses deux termes ? Peut-on s’engager dans la métaphore de la rumination, dire que vous broutez ici ou là, puis ruminez fortement ces matières, pour en extraire tout le potentiel ? Et qu’est-ce que c’est que le potentiel ? Quel lien avec le à supposer ? Ce dernier fonctionnerait-il comme un aiguilleur ou un inducteur de possibilités ?
JJ : On ne peut extraire tout le potentiel, justement. C’est ça qui est beau. Aiguilleur, inducteur, conducteur, gréviste… oui oui, un dynamisme.
FT : pensez-vous que plus souvent, voire définitivement, les démarches propres à la poésie et celles propres à l’essai littéraire devraient fusionner ? Est-ce cela que vous tentez ici ? Et si oui pourquoi ?
JJ : Aucune recommandation.
FT : je relève aussi deux dimensions importantes, deux approches délectables dans vos « à supposer » : l’humour et quelques discrets règlements de compte. Ce n’est pas parce qu’on suppose qu’on a pas des convictions, n’est-ce pas ?
JJ : Les convictions sont, personnellement, des choses fragiles ; historiquement, des choses à manier avec précaution (certaines ont fait, font, feront des catastrophes). Il y en a tout de même, ici, c’est vrai.
FT : d’où vient le matériau, le matériel des « à supposer » ? Vous développez à deux reprises, dans Ruminations du Potentiel et dans A supposer, l’image d’un poteau fiché dans le courant d’un fleuve et qui effectue « son exclusive retenue dans le lot des choses qui roulent leur présence minime ». Est-ce ainsi que cela se passe ? Un immense flux d’idées, de choses, dont certaines s’accrochent à votre conscience au point de devenir germes d’un « à supposer » ?
JJ : C’est exactement ça.
FT : vous supposez avoir créé une forme avec ces à supposer. Vont-ils proliférer ? En existe-t-il bien plus que ce que vous avez donné à lire jusqu’à présent ? Allez-vous continuer cette forme sur le long cours ? Et si oui, comment comptez-vous en diffuser les productions puisque, nous allons y revenir, il y a aussi cette dimension d’une adresse dans tout votre travail ?
JJ : À supposer que les à supposer… créent une forme, je n’ai pas de stratégie de réussite. Interrogez plutôt le temps. Réponse dans deux ou trois siècles. Reparlons-en à ce moment-là.
Cela dit, je continue de composer des À supposer…, tranquillement.
FT : je voudrais vous interroger maintenant sur l’autre grande affaire de votre vie créatrice. Vous composez, depuis le 1er avril 1992, le poème du jour, poème « daté, localisé, frais du jour ». (Nous étions tout à l’heure dans la production du lait, nous voici dans celle des œufs !) Les quatre premières années ont été publiées en 1999 par les éditions P.O.L. sous le titre Navet, linge, œil-de-vieux. Les quatre suivantes Du jour ont paru chez le même éditeur en 2013. Puis vous avez commencé le 29 mai 2013 ce qui sera « la dernière procédure – inachevable » – de votre entreprise, le poème adressé du jour. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
JJ : Queneau écrit : « Le véritable poète n’est jamais inspiré, il l’est toujours. » Comment apporter une pierre concrète à cette assertion ? J’essaie. Je compose donc, depuis le 1er avril 1992, un poème par jour pour ce projet-là. J’aurais dû commencer plus tôt. Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? C’est irrattrapable. Sauf à décider que demain je commence Le poème à contre-courant du jour, ou Le poème à rebrousse-poil du jour, datant le premier du 31 mars 1992, et ainsi de suite jusqu’au 9 octobre 1947. Ce serait un beau projet dont vous me donnez l’idée. Autre titre possible : Le temps ne se retrouvera pas.
FT : quelle serait, s’il y en a une, l’articulation entre les deux massifs, les A supposer et les poèmes du jour ? Ces deux démarches s’inscrivent-elles dans une perspective oulipienne (je rappelle que vous êtes membre de l’Oulipo depuis 1983) et si oui comment ? Pourriez-vous aussi développer l’aspect semi-collectif du projet du poème adressé ?
JJ : Perspective oulipienne, à mon avis oui (ce n’est pas l’opinion de tous les oulipiens), Le Poème du jour, massif et rouleau compresseur, À supposer… rare et effleurement caresseur.
Aspect collectif, ah oui ! La solitude est, pour moi, définitivement chassée de cette affaire. À la porte ! J’ai réuni plus ou moins ponctuellement des quantités de complices pour le Poème adressé du jour (PPP, Projet poétique planétaire) : Jean-Paul Honoré, Cécile Riou, Annie Pellet, Patrick Biau, Frédéric Forte, Benoît Casas, Gérald Castéras, Natali Leduc, Jacques Roubaud, Marc Lapprand, Benoît Richter, Steen Bille Jørgensen, Valérie Lotti, Brigitte Cadorel… (liste non close).
FT : et il ne faudrait sans doute pas oublier votre roman-feuilleton, La République des Mek-Ouyes ? Quelle en est l’idée et comment cet autre massif (deux mille épisodes à ce jour ?) s’articule-t-il, lui aussi, avec le reste ?
JJ : C’est le Roman du jour… sauf que je ne le mène pas vraiment quotidiennement, lui, hélas… mais seulement par « campagnes » de six mois çà et là (un épisode par jour) ou concentré en public (huit épisodes par jour). C’est la même idée, du côté d’un art différent : roman et poésie sont deux arts aussi différents que, je ne sais pas, moi… la musique et la bande dessinée. C’est mon avis. Je ne veux convaincre personne.
FT : à supposer que nous ayons fait un tour à peu près complet de vos entreprises, vous arrive-t-il de ne pas écrire, vous arrive-t-il de lire, vous arrive-t-il de vivre, vous arrive-t-il de dormir ?
JJ : Le travail est et reste et restera un truc chiant, souvent nocif. Une loi travail devrait en modérer l’exercice. Le métier est une chose magnifique. Quand j’exerce mes métiers (mes arts), une heure ou deux par jour de travail suffit amplement pour ma santé et celle du monde (on est loin des trente-cinq heures). Le reste du temps : lire, lire, lire ; vivre, vivre, vivre ; dormir (nuit et sieste) ; se réveiller.
(juin 2016)