Par Philippe Mac Leod, écrivain auteur de plusieurs livres et recueils de poésie, dont Habiter les mots, chez Ad Solem.
Une longue tradition considère que nos cinq sens possèdent chacun leur double intérieur : un toucher spirituel, un odorat spirituel, une vision spirituelle, une ouïe spirituelle et, surtout, un goût spirituel, s'appuyant en cela sur une lecture subtile du Cantique des cantiques. Mais la réalité de l'expérience intérieure nous montre qu'il n'est pas nécessaire de suivre ce parallélisme scrupuleux et qu'il n'y a au fond qu'un seul organe correspondant à cette perception sans frontières bien définies : le cœur.
C'est avec le cœur qu'on voit intérieurement, et cette vision diffère de la représentation en ce qu'elle donne à percevoir un réel d'un autre ordre, s'imposant par la force de sa présence plus que par la netteté de son empreinte. C'est encore par et dans le cœur qu'on entend en profondeur, qu'on touche littéralement, embrasse l'invisible, comme la caisse de résonance d'un instrument donne tout son volume aux vibrations d'une corde. Dans le silence de l'oraison, on se trouve par miracle à l'intérieur de ce caisson d'un bois précieux, tout au fond, dans un creux qui n'a d'autre raison d'être que la résonance qu'il engendre.
Nous sommes pour ainsi dire privés de l'usage de nos sens habituels, qui se tiennent comme en retrait, dans un reflux momentané. Il ne nous reste plus alors que le coeur pour entrer en contact avec la présence invisible, impalpable, mais ô combien vivante et proche - si proche qu'elle se confond avec nous-mêmes.
Et il s'agit bien de cela : on ne va pas se regarder, s'écouter, se sentir, se palper. On va entrer, descendre - par un seul acte de conscience, neutre, sans effort, sans jugement - dans l'être que nous sommes, ici et maintenant, en ce qu'il a d'universel, de simplement vivant, en écho à la vie du monde à cette heure : le mouvement des marées, le chant de la pluie dans les chéneaux, le déplacement du jour dans le ciel, la lenteur du temps qui me porte et me soutient.
Et cela peut répondre à une question qui souvent revient : comment aller à Dieu, lui l'Au-delà de tout ? L'Évangile y répond : « Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu. » Le cœur, nous le retrouvons. Et qu'est-ce qu'un cœur pur ? Un cœur simple, sans mélange, sans interférences, sans parasites, sans ce trouble du mental, ce grésillement incessant de préoccupations dépourvues de consistance, qui n'ont d'autre importance que nos fixations obsessionnelles. Un cœur rendu à sa sensibilité intérieure, un cœur fait pour retendre le lien avec la Vie, pour l'accueillir, la recevoir et la répandre.
Il y a véritablement un sens intérieur, une sensibilité de l'âme, qu'il nous faut apprendre à développer, qui donne à percevoir des réalités plus profondes que les sentiments superficiels, les impressions du moment aussitôt recouvertes, les affects, les émotions qui parfois nous tourmentent en nous repliant plus qu'ils nous ouvrent. Un sentir qui n'est pas non plus l'imagination, toujours prête à s'emballer dès qu'on ferme les yeux : un sentir hors de toute image ou symbole, qui ne voit, ne goûte, n'entend que la Présence, dans une sorte de relation directe, âme à âme, vie à vie, cœur à cœur, sans médiation, dans la plénitude d'un moment d'être.
Nous pourrions chaque jour aller réveiller ce sens intérieur, avec ce que nous sommes, ce que nous portons en nous comme des vases d'argile : nous centrer, nous recueillir en ce lieu du cœur, non plus pour « parler » à Dieu, mais pour être, sentir avec lui, en lui, par lui, être comme lui-même est, d'une pureté absolue.
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