Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis sont les leaders dans le domaine spatial suite à l’effondrement de leur principal concurrent ; l’URSS. Soucieux de préserver leurs avantages technologiques, économiques et sécuritaires dans ce domaine vis-à-vis de leurs adversaires et ennemis comme la Chine, les Etats-Unis ont opté pour une stratégie de puissance par le contrôle des normes. Ce contrôle est accusé par ses alliés transatlantiques d’être un outil de politique industrielle protectionniste et qui est, par ailleurs, un outil de compétitivité lié à la dépendance technologique des Etats tiers dans le domaine spatial. La guerre économique entre les industries spatiales américaines et européennes est donc effective, tout comme l’utilisation de cet outil normatif non plus dans un souci sécuritaire mais de puissance industrielle.
Une domination américaine par le contrôle normatif
En 1999, le rapport Cox met en avant les préoccupations sécuritaires liées au développement de la Chine, qui selon les allégations de ce rapport aurait eu recours au vol de technologies. La même année, la loi Strom Thurmun Defense Act visant le contrôle des exportations liées au domaine spatial est adoptée rendant le contrôle par la norme effectif. Deux listes sont alors créées afin de contrôler les exportations ; la liste USML (United States Munitions List) regroupant les articles militaires, régit par l’ITAR (International Traffic in Arms Regulations) et administrée par le Département d’Etat, et la liste CCL (Commerce Control List) regroupant les articles commerciaux et à usage dual, régit par l’EAR (Export Administration Regulations) et administrée par le Département du Commerce. Selon la loi américaine, l’ensemble des satellites et de ses composants d’origine américaine et sans distinction d’utilisation ou de sophistication, sont contrôlés comme des articles de défense en vertu de l’ITAR et ce, pour des raisons de sécurité nationale. L’enjeu d’ITAR vise à réguler les exportations et les transferts de technologies, permettant en théorie aux complexes militaro-industriels de rester compétitif en empêchant les autres Etats de disposer de leurs technologies. C’est un facteur de puissance pour les Etats-Unis qui préservent une avancée technologique dans le domaine stratégique qu’est le spatial.
Toutes industries ou Etats étrangers doivent donc se soumettre à des procédures administratives en vue de l’obtention de licences qui demeurent néanmoins rapide (entre 1 à 3 mois en moyenne). Ainsi, les Etats-Unis contrôlent les exportations en fonction des destinataires et ont la main mise sur l’utilisation finale de ces articles. Par ailleurs, ils considèrent que ; si un bien ou une technologie transite par les Etats-Unis, alors le contrôle d’ITAR s’exerce. Il en va de même si la moitié du personnel est américain, si 25% du produit final est américain, ou s’il comporte seulement un article d’ITAR (règle dite « see-through »). L’efficacité d’une telle domination normative est permise par la dépendance technologique qu’entretiennent les Etats et industries tiers vis-à-vis des Etats-Unis. Seul les pays membres de l’OTAN (représentant 95% des demandes) pouvaient, avant la réforme, obtenir des articles d’ITAR.
En 2005, Thales Aliena Space a vendu un satellite d’observation à la Chine dit « ITAR-free » à savoir sans composants américains ITAR. Les Etats-Unis ont donc fait une contre-offensive en transférant, après obtention de la liste des composants de ce satellite, 25% des pièces vers la liste USML empêchant toute transaction grâce au contrôle d’ITAR et freinant ainsi tout comportement belliqueux. Cet exemple illustre les représailles employées par les Etats-Unis. De plus, un tel contrôle ne peut être contesté par l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) car présenté comme un contrôle relatif à la sécurité nationale, clause autorisant le protectionnisme. Les véritables enjeux d’ITAR visent à réguler les exportations et le transfert de technologies permettant en théorie aux complexes militaro-industriels de rester compétitifs en empêchant les autres Etats de disposer de leurs technologies.
Ce dispositif de contrôle contraignant avait des externalités négatives et contradictoires par rapport aux désirs originels. Les industries spatiales américaines, subventionnées et soutenues par une demande militaire qui tend néanmoins à diminuer à l’inverse de la demande commerciale, perdent progressivement leur compétitivité et leurs parts de marché face aux industries spatiales européennes (AIRBUS Defense & Space SAS est la 2ème industrie spatiale mondiale, flirtant dangereusement avec la première place). Elles apparaissent comme un pôle de puissance grâce à une offre commerciale compétitive et attractive. La raison de cette perte de vitesse américaine réside au sein même de l’ITAR qui réduit considérablement les possibilités d’exportations vers des Etats tiers, rendant impossible tout échange avec des pays non membres de l’OTAN. Un effet psychologique est également associé à ce contrôle qui décourage de nombreux fournisseurs à s’engager vers l’exportation, faute d’experts de l’ITAR. De plus, ses concurrents ont entamé des démarches visant à mettre fin à la dépendance technologique et rendant possible « l’ITAR-free ».
Dans les années 1980, l’industrie spatiale européenne est réorganisée grâce à une augmentation du budget alloué suite au développement de l’ESA (European Space Agency) dont l’un des objectifs inscrit dans ses statuts vise à rendre compétitives les industries spatiales des Etats membres sur le marché. Dans le même temps, c’est le début de la maturité de ces industries grâce aux lanceurs européens, emblème d’une première indépendance. Cette prise de position dans le jeu concurrentiel avait déjà été amorcée par le général de Gaulle qui souhaitait que l’Europe possède un accès à l’Espace et donc concurrencer les Etats-Unis et l’URSS. Jouissant d’une législation moins contraignante que la législation américaine, le secteur spatial européen développe ses propres technologies visant la commercialisation de satellites et autres articles spatiaux dits « ITAR-free » ou « non-ITAR-components », non sans risque de représailles. Cette stratégie est motivée par l’impact financier sur les chaines de production dû aux délais d’obtention des licences ITAR. Le secteur spatial européen, principalement par l’intermédiaire de l’ESA, s’est rapproché de nouveaux partenaires comme le Japon ou la Russie. Cet accroissement de la puissance spatiale européenne s’illustre, selon le 1248 Report, par la perte des parts de marché des industries spatiales américaines de 2004 à 2010, passant de 65% à 30% soit une perte de 21 milliards de dollars et 9000 emplois par an.
La situation de quasi monopole des Etats-Unis est moins prédominante aujourd’hui. Les Etats-Unis sont donc passés d’une logique de domination et de protectionnisme à une logique de préservation et de survie, à l’inverse de son homologue européen qui s’inscrit dans une logique d’accroissement de puissance. C’est dans ce contexte que la réforme ITAR de 2014 intervient afin de renforcer l’industrie spatiale américaine dans une démarche de riposte concurrentielle.
La réforme ITAR au cœur des stratégies spatiales américaines
Suite à cette perte de compétitivité des industries spatiales américaines, et inquiètent des répercutions liées aux contrôles des exportations, celles-ci ont fait pression sur le Département d’Etat et le Département du Commerce par l’intermédiaire de lobbying ; Aerospace Industries Association et Satellite Industries Association. En avril 2012, ces deux départements rendent un rapport conjoint avec le Congrès ;1248 Report. Il calme les craintes sécuritaires et met en avant l’aspect nuisible du contrôle d’ITAR sur les satellites commerciaux et articles connexes. Il propose d’autoriser l’exportation des satellites de communication (sans composants classifiés), de télédétection (en deçà d’un certain niveau de performance) et tout composant, système, sous-système qui y sont associés. Toutefois, certains Etats seront toujours exclus de ces exportations à savoir la Chine, la Corée du Nord et autres pays soutenant des activités de nature terroriste. Afin de mener à bien cette proposition, le Congrès manifeste son aval pour réformer les articles liés aux satellites commerciaux en les transférants de la liste USML à la liste CCL régit par l’EAR.
L’objectif de cette réforme est d’améliorer la compétitivité des industries spatiales américaines et la sécurité nationale en promouvant une législation moins contraignante à l’image des concurrents européens. Par cette réforme, les listes bénéficient d’une meilleure clarification ne pouvant plus décourager les industriels et les encourageants, d’autre part, à accroitre leurs investissements en R&D liés à la fin du « X-Efficiency » qui renvoyait à un manque d’efficacité des entreprises n’étant pas soumises aux règles de la concurrence. Cette réforme est considérée comme ouverte par les industriels européens tout comme l’ESA. En effet, ils ont été invités aux processus de discussion visant à mieux cerner les attentes de chacun dans le but, toujours, de redynamiser le secteur spatial américain. Néanmoins, un important lobbying a été orchestré par les industries spatiales européennes par l’intermédiaire du lobby Eurospace et des représentants directs de l’ESA. En conclusion, aucun traitement de faveur n’a été accordé à ces acteurs européens, cibles de cette réforme car identifiés comme les principaux concurrents.
La loi d’autorisation pour la défense (NDAA), suivit le 13 mai 2014 de la publication du texte amendant les listes USML et CCL, allègent le contrôle aux exportations applicables aux satellites commerciaux, notamment de communication (COMSATS). Les articles appartenant aux sous-catégories 500 (domaine spatial) et 600 (domaines associés) ont été transférés vers la liste CCL. Cela devrait permettre de les exporter plus largement augmentant ainsi la compétitivité des industries et fournisseurs américains. Les règles liées à l’EAR régissant la CCL sont plus flexibles que l’ITAR et son « see-through », simplifiant donc les transferts de technologies. Afin de conserver un minimum de contrôle toutefois moins contraignant, les Etats-Unis ont instauré le STA (Strategic Trade Authorization) et une exemption à cette règle pour 36 pays (dont les membres de l’ESA) mais excluant les mêmes pays ciblés. L’exemption STA permet aux pays partenaires d’alléger les charges administratives en laissant la rédaction des formulaires aux entreprises excluant ainsi le gouvernement américain et les effets psychologiques associés. De plus, une règle dite « de minimis » est appliquée et permet la réexportation de systèmes spatiaux sans licences si ces dernières ont moins de 25% de composants américains CCL. Toutefois, ce pourcentage est de 0% pour la Chine et 10% pour les pays sous embargo. Ce procédé renforce les partenariats entre les Etats-Unis (technologiquement avancés) et les 36 autres pays (en demande) en leur permettant d’intégrer et d’assembler du matériels américains non-ITAR hors du territoire national. Par ailleurs, il permet de semer la discorde au sein de son principal concurrent, à savoir l’Union Européenne, qui compte parmi ses Etats membres des Etats sous embargo américain comme Chypre, divisant ainsi ces Etats et leur force concurrentielle commune. Les retombées économiques pour les Etats-Unis sont estimées à 63 milliards de dollars et 340 000 emplois selon le rapport, ce qui démontre l’enjeu économique de cette réforme.
Parallèlement à cette réforme, les industries spatiales américaines ont mené une autre stratégie visant à délocaliser les chaines de production à l’étranger dans le but d’échapper au contrôle d’ITAR. Elles ont donc racheté des entreprises, notamment européennes comme Bradford Company (Pays-Bas) en laissant la R&D et la production sur le territoire. La seule limite à un tel modèle stratégique est le dessin industriel qui bien souvent est américain du fait de leur avancée technologique et qui donc, fait rentrer l’ensemble du système satellitaire dessiné sous le contrôle d’ITAR. Par cette stratégie, les industries spatiales américaines dévoilent leurs doutes quant à l’efficacité attendue de cette réforme. Ces doutes sont justifiés car la règle « see-through » d’ITAR prend une nouvelle forme avec la règle « de minimis » excluant toujours une partie du marché spatial mondial.
L’impact sur les industries et fournisseurs spatiaux européens
Au sein de l’Union Européenne (UE), l’article 4.3 TUE confère une compétence partagée dans le domaine spatial qui se traduit dans les faits par une compétence dite parallèle. Les Etats membres mènent leurs propres activités spatiales sous le respect du principe de sincère coopération (article 4.3 TFUE). Malgré une relative indépendance des industries spatiales européennes, celles-ci sont soutenues par les activités de l’ESA qui « subventionnent » leurs activités grâce aux objectifs de compétitivité inscrits dans ses statuts et les budgets qu’elle alloue à ses projets. Toutefois, un tel support est mis à mal par l’article 189 TFUE qui vise à l’élaboration d’une politique spatiale européenne. Les Etats-Unis, excluant certains Etats européens de sa liste de partenaire, divisent les Etats partis à cette élaboration qui est donc fortement retardée, diminuant ainsi les capacités compétitrices de son concurrent européen. Par ailleurs, les règles « see-through » (ITAR) et du « de minimis » (EAR) demeurent contraignantes pour l’ESA et les industries spatiales européennes qui visent de nouveaux marchés comme la Chine et la Russie.
Néanmoins, face à ce nouveau rapport de force concurrentiel, l’ESA a augmenté son budget de 8% en 2015 afin d’aligner sa R&D sur le modèle américain dans l’optique de ne pas accuser de retard face à ses concurrents. Par ailleurs, grâce à la réforme ITAR, les industries spatiales européennes devraient réaliser des économies grâce aux achats en « bulk » (en vrac), impossible avant à cause du contrôle américain imposé en fonction du client final. Cependant, conscientes du contrôle américain encore effectif lui permettant de contrôler les appels d’offre et les partenaires, l’ESA et les industriels européens recherchent une indépendance technologique quasi-totale afin d’exporter des produits « non-ITAR-components » ou « 500-series-free ». Pour ce faire, l’ESA et l’UE ont mis en place une Initiative, notamment dans le cadre du projet « Horizon 2020 » devant favoriser la R&D et l’émergence de fournisseurs électroniques pour ce domaine. Cette Initiative protège également la propriété industrielle des partenaires comme instrument d’une politique industrielle visant à augmenter la compétitivité. Le problème qui réside est la demande dans ce secteur qui demeure nettement inférieure à celle aux Etats-Unis et les budgets également inférieurs. L’ESA et les industries spatiales européennes disposent d’un budget de 6,5 milliards d’euros là où la NASA et les industries américaines ont 48 milliards de dollars en 2014.
Malgré ses difficultés liées à des ressources hétérogènes, la stratégie dite de « l’ITAR-free » demeure pertinente pour déstabiliser les politiques industrielles américaines, s’affranchir de la dépendance technologique américaine et multiplier les opportunités de marchés à conquérir comme la Chine. Ainsi, parallèlement aux soutiens apportés aux industries et fournisseurs européens comme mentionné précédemment, l’ESA représentative des puissances spatiales européennes comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Benelux, tout comme l’UE ont accentué le dialogue et les négociations avec la Chine, la Russie et le Japon (toutefois membre de la liste des 36 pays favorisés). Néanmoins, une telle politique ne peut être associée à l’ensemble des industries européennes qui, de part leurs indépendances relatives à l’UE, mènent leurs propres stratégies à l’image d’AIRBUS Defense & Space SAS qui rejette la stratégie « ITAR-free » afin d’entretenir de bonnes relations avec les Etats-Unis dans l’optique de pénétrer leur marché aéronautique.
En définitive, l’ESA et les industries spatiales européennes dans leur ensemble exploitent les opportunités issues de la réforme ITAR. Elles sont également conscientes du nouveau rapport de force concurrentiel discriminatoire qui s’installe sous contrôle américain. Par conséquent, elles accentuent leurs efforts afin de gagner en indépendance et compétitivité dans le but de préserver leur position de puissance sur le marché et d’accroitre d’autant plus cette situation pour atteindre une position dominante.
Un bilan mitigé
La réforme ITAR a redynamisé les industries spatiales américaines et les fournisseurs qui peuvent maintenant exporter plus largement et librement, augmentant ainsi leur chiffre d’affaires et leurs parts de marché. Ce succès est dû, en partie, à une stratégie de communication redoutable mise en place à l’issue de cette réforme. Elle s’est matérialisée sous la forme de séminaires visant à encourager les petits et moyens fournisseurs (ainsi que les industries) à exporter, ce qui n’était pas préalablement dans leurs coutumes du fait de processus administratifs lourds. Par ailleurs, grâce à cette réforme, l’ouverture de nouveaux marchés a encouragé les Etats-Unis à entretenir des relations privilégiées avec certains marchés, notamment en Australie, faisant ainsi le contrepoids de ses concurrents européens. La compétitivité de ses fournisseurs et industries a donc connu une nette progression repositionnant les Etats-Unis dans une logique d’accroissement de puissance. Toutefois, le contrôle des technologies perdure ce qui n’est pas du goût de ses concurrents. Ils sont donc encouragés à sous-traiter avec de nouveaux partenaires voire à développer leurs propres technologies. Pour l’heure, les industries spatiales européennes sont toujours partiellement dépendantes des technologies américaines. Quant aux fournisseurs, ils doivent faire face à une nouvelle concurrence en provenance des Etats-Unis. Ainsi, pour faire face à cette recrudescence concurrentielle, l’UE et l’ESA sont dans l’obligation d’accroître les budgets alloués au secteur spatial comme le montre les 8% d’augmentation pour l’ESA en 2015. Au-delà de soutenir la demande, cette croissance budgétaire vise à s’émanciper de la dépendance technologique entretenue par les Etats-Unis. A terme, une telle politique devrait permettre à l’UE et l’ESA d’aboutir à une politique spatiale commune permettant alors de concentrer les forces vers un même objectif renforçant ainsi la position dominante européenne. D’autre part, les industriels européens devraient avoir une marge de manœuvre plus importante quant aux capacités de réponses aux appels d’offre. Pour finir, une telle stratégie devrait également garantir l’accès à de nouveaux marchés notamment chinois renforçant les carnets de commandes européens.
Le bilan de cette nouvelle réforme est donc mitigé. Les industries spatiales américaines ont pu bénéficier d’un regain de compétitivité là où les industries spatiales européennes ont montré une importante capacité d’adaptation. Par ailleurs, ces dernières semblent toujours compétitives comme le montre l’obtention du contrat One Web pour AIRBUS Defense & Space SAS qui est une première histoire au regard du montant final du contrat. Cette réforme protège les deux industries de la concurrence chinoise l’isolant pour le moment mais renforçant par la même le rapport de force entre ces deux protagonistes. Au-delà du rapport de force industriel qui existe entre ces deux « blocs », une interdépendance demeure limitant les capacités de ripostes dus aux enjeux qui s’extrapolent sur de nouveaux marchés comme l’aéronautique.
Nolwenn Bonny