Ne pas…
Plus que les souvenirs, qui affleurent par instants, le motif principal de cet ensemble est la disparition, vécue de façon concrète, comme si elle s’incarnait dans le réel. Deux champs de vocabulaire s’affrontent et se mêlent, tous deux d’une grande simplicité, fuyant les mots rares ou précieux : celui de la présence au monde, saisi dans ce qu’il a de plus immédiat (mer, pluie, chemin, arbres, etc.), et celui de l’absence (rien, oubli, abandon, silence ; et aussi : nuages, buée) : « j’ai vu les vagues / ce sont des vagues j’ai vu l’oubli. » – le présent et le passé. À travers tout ce recueil (hormis dans la partie finale, qui donne son titre au livre), le ton est celui de l’élégie. Plusieurs pages sont scandées par un énigmatique féroé féroé qui semble désigner le lieu d’enfance, désignation peut-être imaginaire qui résonne comme une plainte :
féroé féroé
vois-tu les vaines demeures (et l’arbre esseulé en ce monde)
ne pas croire à la mort
l’étoffe des songes
la foudre qui s’abat l’angoisse qui étreint les sanglots retenus
les couronnes de fleurs déposées à nos portes
bribes et sensations
floraisons nouvelles
je ne savais pas je ne savais pas je ne savais pas
Au-delà d’une assez sensible variété d’allures (par exemple entre les deux principales sections du recueil, 26 poèmes et Un léger tremblement du récit, de 26 poèmes aussi, cette dernière composée de vers qui semblent presque autonomes), ce sont dans l’ensemble des poèmes brefs, légers, fragiles, comme écrits sur de courtes feuilles de papier pelure – ou sur ces feuilles de papier à cigarette qui parfois, face à la mort, servirent à témoigner. Dans leur brièveté et leur concision, ils rejoignent parfois le haïku :
la neige tombe continue de tomber (mon sang frappe en secret)
le matin je m’éveille
et je semble tout seul
d’autant que, comme dans la poésie japonaise, le sentiment dominant est celui de l’impermanence. Éric Sautou sait que « vivre et mourir sont peu de choses » et que fixer ce peu dans l’écriture est inutile – cette belle définition : « le poème // je chasse la buée elle récidive ».
Remonte ça et là le souvenir de poètes familiers, cités ou simplement évoqués, Baudelaire par exemple (« les morts ont froid la nuit », ou : « car mon front est de pierre »), voire La guirlande de Julie (« la violette / parmi les sombres feuilles » – mais ce ne sera peut-être que l’un de ces échos que s’invente le lecteur), allusions qui font partie du plaisir de lecture. Si elle est nourrie par les poètes du passé – comme presque toute vraie poésie –, la manière d’Éric Sautou est dans sa forme sensible aux mouvements de l’écriture contemporaine. Par leur fragmentation (brèves notations, éclats de réalité, éclairs de mémoire), ces poèmes témoignent de la difficulté d’appréhender le monde par la pensée discursive (« je suis avec les choses à dire comme sur une barque qui prend l’eau »), impression renforcée ici et là par l’esquive de l’objet de l’action : « j’attends que disparaisse ou que réapparaisse » on ne sait quoi. Cet objet absent de la grammaire, n’est-ce pas la figure de l’absente, justement – il est symptomatique que ce procédé soit associé à des verbes comme apparaître, disparaître, redevenir, etc. ?
Si la mère absente est à peine évoquée dans la majeure partie du livre, si Éric Sautou n’en recueille que le vide qu’elle fait dans le monde, la section finale lui donne, avec « une infinie précaution », une existence concrète. Cette mère exclusive (« qui n’eût pu être mère d’aucun autre fils »), volontaire (« âme de mère autorité en surplomb »), ni idéalisée ni exécrée, Éric Sautou relate dans une quasi-prose la complexe relation qu’il entretint avec elle (« que je déçus considérablement »). Cette section nous livre aussi un beau portrait du père de l’auteur, un père quasi universel, tellement plus vrai, me semble-t-il, que celui qu’ont consacré les mythes (j’écris cette note sur la livraison du Magazine Littéraire consacrée à Œdipe…), un père « qui lui aussi préférait ne pas ».
Gérard Cartier
Éric Sautou, Une infinie précaution, Flammarion, 2016.