Alors que l’indignation sociale et la colère populaire montent, face aux effets du capitalisme mondial et de la crise européenne, au moment où les Etats en faillite sont contraints à de terribles cures d’austérité ; alors que le projet d’une résistance politique à la violence prend en France des formes diverses, grèves, manifestations ou contestations, l’on s’interroge : non pas seulement pour formuler une critique et une riposte immédiates, pour répondre à l’urgence, mais pour envisager de nouvelles positivités, à la façon dont Marx demande, dans sa célèbre Onzième thèse sur Feuerbach, de « transformer » le monde social, et pas simplement de l’« interpréter ».
Pour prendre la mesure des bouleversements en cours, le philosophe Jean-Luc Nancy publie un passionnant essai politique, Que faire ?, dans la suite directe de ses récents livres de réflexion sur l’Etat et la société, Vérité de la démocratie (2008) et Politique et au-delà (2011). Il s’agit, dans ce nouvel opus, de saisir ce qui est en train de se faire, selon ses propres termes : « Quelle mutation profonde est en train, quelle métamorphose décisive de l’histoire du monde ou des mondes (des plurivers cosmiques, poiétiques, praxiques, théoriques, spirituels). » Poursuivant le dialogue de longue date qu’il entretient avec Alain Badiou, Jacques Rancière et Etienne Balibar, Jean-Luc Nancy relance le débat sur les mutations de la démocratie, ancienne, classique, moderne et actuelle, et repère avec précision l’inflation historique du mot « politique ». L’enjeu de l’émancipation du peuple, son imprévu et son imprévisible, passe par l’analyse de la justice, de la cité, de la souveraineté et du commun. De Pascal à Derrida, en passant par Kant, Freud, Heidegger ou Althusser, Jean-Luc Nancy revient sur les aspects majeurs de la philosophie politique, pour refonder une compréhension de l’agir et du faire, dans le monde d’aujourd’hui.
Sur le point précis de la Onzième thèse sur Feuerbach, Jean-Luc Nancy explique comment Jacques Derrida avait remarqué que le terme verändern ne dit pas tout à fait « transformer », mais plutôt « altérer ». Le sens même du faire de l’action politique ne se trouve-t-il pas alors, peut-être, dans cet écart entre le produire (la poiesis) et l’agir (la praxis) ?
Sur le plan du faire politique, deux événements de l’année 2015 ont marqué la mutation de la démocratie radicale sur la scène internationale : la victoire de Syriza en janvier et le succès de Podemos aux élections législatives espagnoles de décembre. Pour accompagner et annoncer ces événements, il faut rappeler le rôle de deux figures majeures, la philosophe belge Chantal Mouffe et le théoricien argentin Ernesto Laclau, brutalement décédé à Séville en avril 2014.
Les deux penseurs politiques, qui furent compagnons dans la vie, renouvellent depuis longtemps la stratégie de la gauche, proposant solutions et projets alternatifs dans un livre retentissant, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale (1985). Revendiquant l’héritage de Gramsci, leurs réflexions sur l’affaiblissement des identités collectives et sur la menace d’une vision post-politique assurée par la mondialisation, ont marqué les mouvements sociaux sud-américains et européens.
Aujourd’hui, Chantal Mouffe publie L’illusion du consensus. Les concepts en vogue, « la bonne gouvernance », « la cité civile mondiale » ou la société consensuelle, ne cachent-ils pas une absence de dynamique politique, l’abandon d’une compréhension du monde, de ses enjeux, de ses bouleversements ? « Concevoir le but d’une politique démocratique en termes de consensus et de réconciliation n’est pas seulement erroné conceptuellement mais dangereux politiquement », explique-t-elle, engageant un dialogue, tour à tour, avec Jacques Rancière sur le pluralisme et la mésentente ; avec Ulrich Beck sur la réinvention du sujet collectif et l’émergence d’une « société du risque » ; avec Anthony Giddens sur le soi, l’identité et la réflexivité sociale, ou encore avec Laclau lui-même, sur l’espace des émancipations. « C’est en cela, conclut-elle, que l’on peut distinguer le social du politique. » Le défi du livre est de défendre une approche alternative de la politique démocratique, en postulant un antagonisme indépassable, et en assurant la possibilité d’un pluralisme démocratique. S’appuyant sur la psychanalyse et sur une anthropologie de l’ambivalence de la sociabilité humaine, Mouffe offre ici une passionnante réflexion qui, loin du nihilisme et du déni du politique, montre au contraire comment réciprocité et hostilité sont indissociables et constitutifs du politique. La démocratie est confrontée à la réinvention de nouvelles formes légitimes d’expression. Mouffe entend au final apporter un éclairage sur les bouleversements contemporains.
Comment répondre aux dangers du populisme et du nationalisme ? Que faire, face aux menaces du terrorisme ? L’universalisme cosmopolitique n’est-il pas l’imposition hégémonique mondialisée d’un pouvoir, qui cacherait son jeu en identifiant ses intérêts à ceux de l’humanité ? Autant de questions, qu’agitent formidablement Jean-Luc Nancy dans Que faire ? et Chantal Mouffe dans L’Illusion du consensus.
Aliocha Wald Lasowski
Jean-Luc Nancy, Que faire ?, Galilée, 120 pages, 20 €.
Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus,
traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria,
Albin Michel, 198 pages, 17,50 €.