Éloge d’une littérature détendue.
Entretien avec César Aira – Propos recueillis et traduits par Guillaume Contré – Buenos Aires, février 2016.
Dans un entretien généreux, César Aira se dévoile tel qu’en lui même : fantasque et subtil, passant de l’évocation de ses débuts à sa conception de la littérature. Tranquille, souriant, il laisse entrapercevoir d’une digression à l’autre comment fonctionne sa puissante machine à fictions.
Article écrit pour Le Matricule des anges
Les bars font partie intégrante du « mythe personnel » - pour reprendre une de ses formules - que César Aira s’est construit au fil du temps. L’essentiel de son œuvre y a été écrite, au stylo plume, d’une calligraphie patiente, dans des petits carnets qu’il soigne avec un soin fétichiste. Il m’en montrera d’ailleurs un flambant neuf, ramené de l’Uruguay voisin. C’est donc naturellement dans un bar qu’il me donnera rendez-vous. Ce qui, sans vouloir jeter le cheveu de la couleur locale dans la soupe littéraire, n’est que justice dans une ville comme Buenos Aires, où les bars accueillants et spacieux ne manquent pas – à la différence de ceux parisiens, où on a toujours l’impression d’être assis à la table du voisin. Un privilège dû à ma condition d’étranger, puisque cela fait des années qu’il refuse tout contact avec la presse argentine. Loin des coteries germanopratines de certains de nos auteurs renommés, mais loin également des quartiers touristiques portègnes aux odeurs de tango réchauffé, Aira préfère les bars anonymes et populaires, tel celui où nous nous sommes retrouvés, quelque part sur l’interminable avenue Rivadavia, qui coupe la capitale par le milieu, comme une raie bien tracée. C’est le quartier de Caballito, qui jouxte celui de Flores, cher à notre auteur, non loin d’un parc célèbre pour ses bouquinistes. La chaleur humide est digne d’un mois de février austral, les manches sont courtes et l’auteur est fidèle à lui-même, souriant et nonchalant, égrenant les anecdotes d’une voix posée, toujours prêt à rire à l’évocation de certains de ses livres, comme s’il s’agissait des bons tours d’un enfant joueur. La conversation, d’une digression à l’autre, toujours amène, dessine un portrait en creux, ludique et subtil, d’un écrivain fantaisiste qui est d’abord un grand lecteur. Chez lui, tout occasion est bonne pour faire de la littérature.
- Votre ami d’enfance, le poète Arturo Carrera, cite dans une conférence une lettre de vous, très jeune, où s’annonce déjà votre programme esthétique : écrire beaucoup, avec une imagination débordante et véloce. « Le secret, c’est de ne rien relire », affirmiez-vous alors…
- Arturo et moi, on était inséparables à Pringles. Il est parti à Buenos Aires en 1966 et moi l’année suivante. Tandis que j’étais encore à Pringles, on s’écrivait. Deux fois par semaine, quelque chose comme ça. Et ce qu’il y avait d’enthousiasmant, au delà du contact entre amis, c’était de pratiquer le style, non ? Écrire et avoir un lecteur. Du coup, on s’écrivait des lettres interminables. Je me rappelle qu’Arturo, parfois, m’en envoyait cousues avec des fils de couleurs et que moi je ne faisais qu’écrire, dans un style exubérant, d’une exubérance juvénile, tout ce qui me passait par la tête. Et de temps en temps, à ma grande honte, Arturo les ressorts… Durant cette première année, il a fait la connaissance d’Alejandra Pizarnik, que j’ai connu ensuite et qui a été un de mes modèles, avec Osvaldo Lamborghini. Des modèles à l’ancienne, pas comme maintenant, où les modèles n’ont plus vraiment de sens, il y a trop d’exposition, le mystère s’est un peu perdu. Alejandra lui a ouvert les portes du monde littéraire. Il a aussi publié son premier livre, à 18 ans. Elle lui en avait fait changer le titre.
- Vous, vous avez mis beaucoup plus de temps, même si votre bibliographie officielle commence en 1975, avec Moreira, alors que dans les faits c’est Ema la captive en 1981.
- Ce qu’il y a, c’est que Moreira est paru bien après avoir été imprimé. Suite au coup d’état de 76, l’éditeur a disparu, chez sa fille ou en Uruguay, pour ne revenir qu’en 1981. Entretemps, Ema était paru. Les exemplaires de Moreira étaient dans une cave, ne manquait que la couverture. À son retour, l’éditeur, Achaval, l’a imprimé et collé et le livre est sorti. Ce qui fait que c’est mon premier livre sans l’être.
- À le lire, ça se voit que c’est le premier. Le texte va dans tous les sens, on passe des gauchos aux citations de Lacan en français… Ema est nettement plus abouti…
- Oui, c’est trop juvénile (rires). J’écrivais beaucoup depuis mes dix-huit ans, un roman après l’autre. Je les donnais à des amis, ou parfois à personne et continuais d’écrire. C’est un peu à l’initiative d’un autre écrivain, Fogwill, que l’opportunité s’est présentée, lorsqu’une université privée a lancé une maison d’édition. Un poète s’en occupait, qui avait carte blanche sans compromis commercial parce que l’argent ne manquait pas. Il publiait tout ce qui lui plaisait. Fogwill lui a apporté deux de mes romans, dont Ema, et il a voulu publier les deux. Entretemps, une amie qui s’occupait d’une collection de jeunes auteurs m’a demandé quelque chose et je lui ai donné l’autre, La luz argentina. Ce qui fait qu’en à peine plus d’un an, j’ai publié trois livres. C’est comme ça que j’ai commencé et à partir de ce moment s’est formé un groupe de lecteurs, d’admirateurs. Je me suis senti comme idéalisé, je n’avais pas besoin de plus de succès, ce groupe d’amis me suffisait. J’ai perdu toute ambition de ce côté là. J’ai me suis contenté de continuer à écrire. Je crois que ç’a été positif de passer ainsi dix ans sans publier. Ça m’a permis d’apprendre, de m’améliorer.
- Vous ne trouviez pas ça suffisamment bon pour publier, ou…
- J’aurais peut-être pu le faire plus tôt. Quand je suis parti pour Buenos Aires, à 18 ans, j’avais écrit l’année d’avant un roman que j’ai apporté à un écrivain important de l’époque, Abelardo Arias. Alors que nous étions toujours à Pringles, une revue de la capitale, Estilo, avait lancé un concours de poésie et nouvelles. Arturo et moi on a envoyés quelque chose et on a gagné le premier prix de chaque catégorie. Et Arias était dans le jury. Plus tard, il m’a envoyé un de ses livres, avec une dédicace : « pour le jeune César Aira – j’avais 17 ans – qui, s’il persiste dans sa vocation, deviendra un écrivain reconnu » (rires). Du coup, je lui ai apporté mon roman, qui lui a semblé publiable. Mais, je ne sais pas pourquoi, je n’ai rien fait. Ma vie aurait pu être entièrement différente, qui sait ? Au final, ce n’est qu’à 32 ans que j’ai publié. J’étais déjà mature.
- Justement, dans un de vos livre – La vida nueva - vous racontez les péripéties éditoriales de votre premier livre fantôme, qui devient la métaphore d’une « vie nouvelle », celle d’écrivain, qui pourrait ne jamais avoir lieu…
- Achaval avait décidé, non pas de le publier dans la maison où il travaillait, mais de le faire lui-même. Je restai sans nouvelle longtemps, puis il m’appelait, me disant « rappelle-moi la semaine prochaine, j’aurais les épreuves », et moi je laissais passer trois mois… L’amie qui nous avait présenté s’énervait, « vous êtes vraiment fait l’un pour l’autre… » (rires). Dans La vida nueva, j’ai poussé ça à l’infini, le livre ne paraît jamais.
- Vous parlez d’absence d’ambition, et pourtant en 1983 vous écrivez Canto Castrato, votre roman le plus long, le plus traditionnel aussi, qui se déroule dans l’Italie des castras…
- J’étais en relation avec un éditeur de best-sellers qui ne faisait que des livres du genre romans historiques. J’ai fait quelques traductions pour eux et à ce moment-là ils ont publié un roman d’Estela Canto, la fiancé de Borges, dans le style des best-sellers américains, écrit sous pseudonyme, Evelyn je ne sais plus quoi. Et comme je traduisais ce genre de chose et voyait comment ça fonctionnait, j’ai décidé d’en écrire un, pour voir, que j’allais signer d’un pseudonyme. J’avais déjà en tête le nom d’une soi-disante dame californienne... Ça a plus à l’éditeur, qui m’a convaincu de le publier sous mon nom. Mais au final, ce n’est pas un vrai best-seller, ceux-ci s’écrivent sérieusement, il faut être en contact avec ce type de public. Moi, j’y ai mis beaucoup d’ironie, du coup… Cependant, le livre a été traduit, lu et commenté.
- José Bianco, de la fameuse revue SUR de Victoria Ocampo, un ami de Borges et Bioy Casares, l’a présenté…
- Les éditeurs avaient décidés d’un grand lancement, ils m’ont forcé à assister à des repas avec libraires, critiques et journalistes, puis il y a eu la présentation dans un grand théâtre. Bianco, très vieux, était l’ami de l’éditeur. Il a écrit un très beau texte. Moi j’avais pensé à mon ami Enrique Pezzoni, de Sudamericana, un éditeur important pour qui je traduisais. Mais il a refusé en disant : « il faut que ce soit Bianco, ce sera comme si le vieux maître passait le relai au jeune maître » (rires).
- Comment vous êtes vous mis à la traduction ?
- Ç’a été très jeune, à 20 ans. J’ai commencé très tôt car je lisais bien l’anglais, le français… C’était l’époque – fin 60, début 70 – où la sociologie, la politique étaient à la mode. Il y avait un éditeur très important, Paidos, qui publiait beaucoup de choses comme ça, des collections de psychanalyse, anthropologie… Selon leur publicité, il publiaient un livre par jour, 30 par mois. Ils avaient constamment besoin de traducteurs. J’ai répondu à une annonce. Ils m’ont fait passer un test. Je devais m’asseoir à un bureau avec une de ces vieilles machines à écrire et traduire deux pages. Un livre d’un psychologue américain, je crois, Carl Rogers. Ils m’ont dit : « Prenez votre temps, deux heures, trois ou plus. Là, vous avez un dictionnaire ». Je me suis assis et zou, j’avais fini en dix minutes. C’est là où j’ai découvert que j’avais un don pour ça. C’était facile, j’avais une bonne rédaction, ça rendait bien. Le jour suivant, j’y suis retourné et ils m’ont dit que c’était « trop » bien, à cause du style, il faut dire que mon truc ce n’était pas Carl Rodgers, mais Lautréamont… (rires). Ils m’ont passé un livre, de ceux qui se traduisent en six mois, et je l’ai fait en 15 jours. Du coup, d’une traduction à l’autre, je me suis mis à gagner ma vie. Je vivais seul, je dépensais peu. Du coup, j’ai laissé tombé la faculté puisque je pouvais vivre des traductions. Et comme je les faisais vite, j’avais le reste de la journée pour moi, pour lire, écrire, aller au ciné. J’ai travaillé pour tous les éditeurs argentins pendant 30 ans, jusqu’à ce que, vers les 50 et quelques, mes propres livres me rapportent quelque chose.
- Mais vous le faites toujours de temps à autre…
- Oui, des choses que je choisis, Potocki, Ackerley, Stevenson, dernièrement De Chirico. Parfois des livres pas très bons, comme cette biographie de Lennon, à la demande d’une amie pour un gros éditeur espagnol.
- Foenkinos ?
- Oui, c’est très mauvais. L’éditrice m’a dit « tu es parvenu au miracle que ça paraisse bien écrit » (rires).
- Vous avez la réputation de traduire sans dictionnaire...
- Ce qu’il y a, c’est que c’était un travail alimentaire et je ne faisais que des best-sellers. Du coup, quand il y avait un truc que je ne comprenais pas, j’inventais.
- Il y a une influence des traductions sur votre écriture ?
- Non. Ou peut-être que oui. Parce que l’éditeur demande que ce soit bien écrit, au sens de correctement écrit, qu’il n’y ait pas besoin d’un correcteur. Ce genre de prose a fini par devenir normale chez moi. J’écris toujours dans une prose lise, plate, correcte. Mais ça convient à ce que je fais. Il y a peu, au Brésil, on m’a justement posé la question : pourquoi je ne travaille pas avec les jeux de mots, les calembours, des choses baroques à la Lezama Lima… Et non. Ce que je fais doit être plat, car le genre d’invention et d’imaginaire que je pratique est très complexe, étrange, du coup je dois bien l’expliquer. La comparaison qui m’est venue, c’est avec Dali. Il lui venait à l’esprit des choses très bizarres, comme ses éléphants à pattes de moustiques, ses montres molles… Pour faire ce genre de choses – surprenantes – on a besoin d’un technique complètement académique. Si on commence à gros coups de pinceaux, tout se mélange, les plans de l’invention et de l’exécution se confondent. Alors, puisque mon truc c’est de faire quelque chose de bizarre, qui lorgne vers l’irrationnel, je me dois à la clarté. Je pense aussi à un autre aspect, après avoir lu tous ces américains, c’est que là-bas, les manuscrits passent par plusieurs mains, ils ont des editors qui ont beaucoup de métier du point de vue du récit, ils savent comment une scène… Par exemple, un best-seller d’un auteur alors très lu, un certain Sanders, un roman, ils étaient si pressés de le faire publier qu’ils envoyaient directement le manuscrit, avec les corrections de l’éditeur parfois. Et moi je voyais qu’un paragraphe de la page 14 était déplacé à la page 74, et ça fonctionnait bien mieux. Une vraie leçon de technique narrative. Je ne sais pas si ça m’a servi, peut-être que oui, c’est le genre de trucs qu’on assimile. En Argentine, c’est différent, il n’y a pas d’éditeurs, les manuscrits sortent tels quels. On ne me change même pas une virgule. Ce que je fais, c’est me servir du récit conventionnel pour faire du non conventionnel.
- Vous travaillez souvent par couches narratives…
- Oui, dans un de mes romans le personnage est à la fois dans la réalité et dans une telenovela. Ou cet autre, avec un berger ukrainien. C’est un film ; à un moment on voit qu’il porte une Rolex, et le narrateur, qui regarde le film, y voit un anachronisme, une erreur, mais non, après je trouve comment l’expliquer (rires)… Je construis parfois mes livres comme ça, je renverse les choses, puis je les renverse encore…
- Vous ne vous perdez pas en chemin ?
- Non, car ça reste sous contrôle. Peut-être parce que, contrairement à ce que pense la plupart des gens vu le nombre de livre que je publie, j’avance lentement, très lentement, jamais plus d’une page par jour, et cette page je la pense phrase après phrase. Maintenant, je me suis rendu compte, et ça doit être une frustration commune des écrivains envers la critique et les lecteurs, même ceux fervents, qu’ils ne comprennent pas, ou qu’ils… Parce qu’à force d’écrire comme ça, si lentement, en pensant à tout, je mets quelque chose dans chacune de mes phrases, une petite blague, un truc qui m’est venu, quelque chose qui la retourne. Et ensuite je m’aperçois que la lecture se fait globalement, sur l’ensemble du livre, et qu’alors on me dit « c’est très bien ». Mais non, ce qui est bien, c’est ça (rires). Evidemment, je ne peux pas exiger qu’on me dise cette phrase est très bien, cette ligne, cette autre et cette autre… Je suis injuste envers mes lecteurs. Ce serait comme de leur demander à tous de ne lire qu’une phrase par jour, lentement…
- Le temps est justement un thème important dans votre œuvre, comment faire pour l’occuper.
- Oui, j’ai trop de temps à disposition. Que faire du temps ? C’est un vrai problème chez moi, ne pas trop savoir qu’en faire, on ne peut pas non plus lire toute la journée. Je lis plusieurs heures par jour, mais il arrive un moment où… En plus de ce mécanisme qui consiste à partir d’une idée bizarre, une petite folie irrationnelle, j’ai toujours besoin de quelque chose qui se rapporte à moi, à mes problèmes. Pas forcément mes problèmes, mais quelque chose de personnel… C’est pour ça qu’apparaît dans mes livres la question de l’usage du temps, « l’emploi du temps », comme le titre du roman de Butor.
- Le traducteur français d’Ema la captive évoque justement dans une note introductive l’influence de l’ennui, propice à la fantaisie, sur une enfance passé dans une petite ville de province telle que Pringles où vous avez grandis…
- Oui, c’est une chose toujours présente en moi, le fait d’avoir du temps.
- Mais vous n’avez pas manqué de projet pour l’occuper, ce temps, comme par exemple cet énorme dictionnaire des écrivains latino-américains, de plus de 600 pages…
- Ç’a été l’affaire d’une année entière. Je l’ai proposé à une éditrice qui avait inauguré sa maison avec un titre de moi, La robe rose, en 1984. Elle voulait des projets. Ça faisait un moment que j’avais en tête l’idée d’une compilation de mes lectures d’auteurs latinos, mais son idée était plus ambitieuse, les écrivains du monde entier. Mais là je lui ai dit que non… Du coup, la littérature latino-américaine des origines, XVIème, XVIIème, jusqu’aux auteurs nés avant 1940. C’est quelque chose que je pouvais faire, j’avais déjà beaucoup lu. Elle a accepté. J’avais une avance de 6000 dollars, soit 500 par mois, ce qui à l’époque était suffisant pour vivre, pendant un an. J’ai commencé le premier janvier, et là oui, je travaillais 10 heures par jour. Je lisais, lisais, prenais des notes, visitais les bibliothèques. Une année très heureuse, à faire un travail que j’aurais pu faire à l’université, j’aurais pu être un bon chercheur… Je n’ai pas pu finir le 31 décembre comme je me l’étais proposé, il m’en manquait un peu, alors j’ai pris trois mois de plus, sans solde, jusqu’au 31 mars de l’année suivante.
- C’est un dictionnaire très subjectif…
- Oui, peut-être n’aurais-je pas été un bon chercheur de ce point de vue. Faire des recherches, accumuler les faits, ça me plait. Ce qui a perdu de sa saveur, aujourd’hui, avec les ordinateurs, plus besoin d’aller chercher les livres. On m’a proposé d’actualiser le dictionnaire, mais à quoi bon, Google fournira plus d’informations que je ne pourrai jamais le faire. Il va être réédité au Chili, mais tel quel, comme un monument ramené du passé, ce qui compte c’est les lectures qu’il a eu.
- À propos d’auteurs, dans Nouvelles impressions du Petit Maroc, vous n’êtes pas tendre avec Julien Gracq, un auteur intouchable en France…
- C’était ma bête noire. De lui, je n’ai lu que son fameux Rivage des Syrtes. C’est cette chose à laquelle j’ai toujours essayé d’échapper, l’élégance. Jamais je n’ai pensé tomber là dedans, me mettre à écrire élégamment. Mais bon, je ne crois pas qu’il ait grand-chose à voir avec moi, le pauvre. Ce n’est pas sa faute, je me suis acharné sur lui. Je me rappelle que d’une façon ou d’une autre ça a circulé et qu’une fois, en parlant au téléphone avec Severo Sarduy, qui était mon éditeur chez Gallimard, je lui ai demandé des nouvelles d’une traduction d’un de mes livres et il m’a répondu, « oui, c’est très bien, j’ai déjà lu quelques chapitres, on dirait du Gracq » (rires).
- Ce genre d’écritures où le style s’impose comme un objet à révérer…
- Le meilleur style, c’est de ne pas en avoir. Si on se met à le chercher, ça va sonner faux, ça doit sortir naturellement. C’est quasiment posthume, ce n’est pas quelque chose qu’on peut voir, ça doit être aussi naturel que marcher ou parler.
- C’est un peu ce que disait Paul Léautaud, sur lequel vous avez écrit, qui préférait Stendhal à Flaubert.
- Oui, Stendhal était le maître. Les italiens ont un beau mot pour ça, la sprezzatura, la spontanéité, l’élégante nonchalance.
- On célèbre votre œuvre aux Etats-Unis, Patti Smith fait votre éloge, vous avez reçu le prix Caillois, tout cela vous importe-t-il ?
- Au risque de passer pour un mercenaire ou un phénicien, ce qui m’importe là-dedans, c’est l’argent. Parce que pour moi, le plaisir d’écrire, ce que Stendhal appelait « le dense et profond plaisir d’écrire », se suffit à lui-même, non ? Je considère qu’en ayant ça, j’ai déjà tout. Je n’ai pas besoin de lecteurs ou de prix. Maintenant, s’il y a de l’argent… Hier j’ai reçu un virement en provenance de Chine. Là-bas, j’ai un groupe d’admirateur qui est en train de me publier et paie très bien.
- Justement, vous avez fait part de votre étonnement devant le fait que des étrangers vous lisent…
- Une fois, pour faire l’intéressant, j’ai dit que c’était le règne du malentendu. On comprendra autre chose, si loin du contexte argentin. J’écris pour les connaisseurs, pour des lecteurs qui sont mes amis. Je les connais, je sais ce qu’ils vont lire et comprendre. Ce que lisent les étrangers change. Mais le malentendu est toujours enrichissant, non ? C’est pourquoi j’ai dit que la lecture va du sur-entendu – l’écrivain en sait plus qu’il n’en dit, il en sait trop – au malentendu, sans passer par l’entendu. L’entendu, ce serait le parler commun, communicatif, informatif, journalistique. Comprendre quelque chose. En revanche, s’il y a du malentendu, du sur-entendu, on passe au dessus de la communication normale, non ? Ça, c’est la littérature.
- C’est pour ça que certains passages strictement informatifs de vos livres, comme le début d’Un épisode dans la vie du peintre voyageur, sont écrit dans un style neutre, de dictionnaire quasiment.
- Oui, sans doute.
- Suivez-vous le choix de vos titres à l’étranger ? D’un pays à l’autre ce ne sont pas les mêmes, ce qui modifie la lecture de votre œuvre globale…
- Je donne entière liberté à mon agent allemand. Aux Etats-Unis et maintenant en Chine, il y a des éditeurs qui ont lus tous mes livres et choisissent. J’ai remarqué que ce qui se traduit en anglais l’est ensuite ailleurs, au Danemark… En France, chez André Dimanche, c’est Michel Laffon, le traducteur, qui choisissait, dans une ligne « Tintin », qu’il adorait. Je suis justement en train d’écrire quelque chose, des ébauches, et je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de femmes dans ces récits, comme dans Tintin - sauf la Castafiore. Du coup, je me suis dit : « bon, écrivons quelques romans sans femmes, pour voir ». Dans La vida nueva, lors d’une de mes conversations téléphoniques avec Achaval, celui-ci me dit « un écrivain doit publier, ce n’est pas possible autrement ». Je cite alors comme contre-exemple Emily Dickinson et il me répond, « ah, si on se met à parler de femmes, c’est autre chose… » (rires).
- Ce qui nous amène à parler de l’influence de la bande dessinée sur votre travail, surtout les comics américains…
- Il m’est resté quelque chose de ma passion infantile, adolescente pour Superman, le vieux Superman, ou La petite Lulu. Ensuite, ça s’est renouvelé grâce à Michel qui m’a fait connaître Tintin lors de sa première visite à Buenos Aires. Il s’est précipité dans une librairie à peine a-t-il su que je ne l’avais pas lu et m’a offert trois albums choisis avec soin. Le soir même, il m’a appelé pour savoir ce que j’en avais pensé. Je lui ai répondu « génial ». L’élégance narrative d’Hergé est sans comparaison. Une merveille. Et la ligne claire, comme la ligne claire de ma prose. Je me suis rendu compte que Tintin est comme une sorte de bulle vide qui permet aux choses d’avoir lieu. D’ailleurs, le mot « tintin » en français, « c’est tintin », ça veut dire ne rien faire…
- Certains de vos personnages ne sont pas différents... Dans vos livres récents, vous semblez avoir abandonné ces fins abruptes ou apocalyptiques qui caractérisaient des romans comme Le congrès de Littérature par exemple...
- Je crois que j’ai plus de conscience professionnelle. Avant, c’était un peu de la provocation, non ? Je fais ce que je veux et que m’importe le reste. Maintenant, j’ai envie de faire les choses bien, je réécris même la fin. Je cherche une conclusion anti climax, comme s’il ne se passait rien. Mon premier roman, Ema, s’achève d’une façon où tout semble se dissoudre. Je crois que je reviens à ce genre de choses. Un de mes derniers livres, El santo [Le saint], finit sur une conversation.
- Il y a une évolution de votre écriture, l’aspect comique, véloce, de bd, comme dans Le prospectus, est moins présent, c’est presque proustien parfois…
- Une fois, j’avais déjà la soixantaine, j’ai dit à un ami : « À l’âge que j’ai, ce à quoi on peut aspirer de mieux en littérature, c’est de parvenir à une élégante mélancolie ». Ensuite, après avoir lu un de mes romans récents, il m’a dit : « tu y es parvenu ». Il n’y a plus cette sorte d’euphorie qui vient avec l’invention, c’est un peu plus éteint, ce qui n’empêche pas qu’on puisse quand même réussir quelque chose de bon. C’est plus tranquille.
- Votre littérature, quand bien même elle n’y paraît pas toujours, serait donc en permanence autobiographique…
- J’en ai besoin, c’est comme une ancre, non ? Pour lui donner un sens. Sinon, je pourrai avoir l’impression d’être en train de faire, je ne sais pas, des mots croisés, un exercice. Il y a toujours quelque chose de moi, pas forcément autobiographique, mais quelque chose, un ami, une référence… En faisant des inversions, parfois. Par exemple, ma fille vient d’avoir un enfant et l’accouchement s’est passé dans les conditions d’aujourd’hui, où tout est stérilisé, dans une clinique très moderne. Du coup, j’ai eu la tentation d’écrire sur une femme qui va avoir un enfant, mais dans la misère, on lui arrache le bébé dans des conditions atroces, elle finit par se trainer dans un coin, vidée de son sang (rires)…
- La critique argentine vous a parfois reproché un manque d’engagement politique. Je me rappelle un article à propos de Le manège, qui évoque les bidonvilles de Buenos Aires, on vous y reprochait de prendre ça à la légère…
- Oui, le personnage s’appelle Maxi. C’est quelqu’un que j’avais connu dans un gymnase où j’allais, un être adorable, immense, qui avait l’âge mental d’un enfant de huit ans. Un truc qui me dérange, c’est quand la critique va vers l’appareil idéologique. C’est comme si le critique se niait à lui-même le droit de jouir de la fable, du conte, le plaisir du récit et de l’invention. Je me rappelle par exemple une critique très longue, de deux pages, dans une revue politique d’un de mes romans, qui se passe dans un festival de ciné. Dans la critique il était question de l’esthétique du cinéma moderne, de comment celui-ci prenait modèle sur la société… Alors que mon livre, ce n’est que l’histoire d’un homme accompagné de sa mère encombrante, des films de science fiction qu’il réalise… Certains de mes romans ne permettent pas ça. La princesse printemps, par exemple, on aura beau chercher… Je me souviens qu’à Lyon, lors d’une rencontre avec des étudiants - le livre venait de se traduire - une jeune fille m’a dit que ce qu’elle avait aimé le plus, c’était comment marchait le personnage de l’arbre de noël. Comment fait-on pour marcher quand on n’a qu’un tronc. J’étais enchanté par cette lecture, elle avait pris les choses de manière aussi infantile que moi.
- Cette ambiance de conte de fée est très présente dans votre œuvre…
- Je crois que c’est une revendication de la créativité infantile. J’ai eu pendant dix ans une nièce, jusqu’à ce qu’elle grandisse, et ç’a été dix ans de bonheur, je jouais avec elle tous les matins et elle inventait des jeux merveilleux. Elle faisait des tas avec les chaussures de ses barbies et me demandait ensuite d’en choisir une (rires). L’invention des enfants, surtout les plus jeunes, c’est ce que je veux faire, transposé au roman.
- Vous parlez parfois d’une nostalgie de ce format, le roman, une nostalgie du contexte où l’on pouvait encore en écrire. Vous aimez les romans policiers…
- En réalité, je me suis mis à écrire des longs récits que j’ai qualifiés de romans, mais ça n’en a jamais vraiment été. Je crois que le roman est un genre périmé, « dépassé ». Le roman s’est consumé avec le XIXème siècle, tout ce qui est venu après est soit anachronique, soit du post-roman. On ne peut pas dire que Proust ou Kafka ou Joyce aient écrit de véritables romans, il s’agit d’une déviation vers d’autres formes. Le format roman s’est retrouvé confiné au monde du divertissement, de la littérature commerciale. Là, oui, on trouve d’authentiques romans, mais qui n’ont pas de valeur en tant que littérature. Le roman policier… Ça me fait penser à une idée qui m’est venue, celle d’un livre aux pages transparentes, parfaitement transparentes. Inutile de l’ouvrir, on voit tout du début à la fin. Ce serait le contraire d’un policier, où il faut attendre d’arriver à la fin. Bon, c’est une idée un peu idiote…
- Ou cette autre, que vous évoquiez dans un essai, celle d’un roman policer où le détective a tout résolu dès les premières lignes. Que faire alors des 200 pages qui restent ?
- J’en avais également imaginé un autre, je ne sais plus si je l’ai mis dans un de mes livres, où il y aurait une nonne suspecte, et le titre serait La none assassine (rires). Un peu ce qu’on appelle maintenant spoiler. Je me souviens que ma fille adolescente lisait très enthousiaste Jane Eyre de Charlotte Brontë, où il y a ce personnage, Rodchester, et à table j’avais dit : « ah, Rodchester, il est déjà aveugle ? ». « Non, papa ! ». C’est devenu chez nous comme un spoiler mythique.
- Parce qu’à l’adolescence, on ne lit pas pour la forme mais pour la trame. Un peu comme les séries, qui renouvèlent ce plaisir du feuilleton, que va-t-il se passer, etc…
- Le roman policier c’est exactement ça, savoir qui l’a fait, les anglais appelle ça « whodunit ».
- Ce qui justifie la lecture du livre entier, alors que certains romans parfois, quand on a compris l’enjeu formel, on ne sait pas s’il faut continuer…
- C’est le problème de l’avant garde, le recours au procédé, après quatre pages on sait déjà de quoi il retourne. L’extension est tout un problème pour moi, j’aimerai écrire un roman d’une certaine taille, de 200 pages, mais ça tourne court avant. C’est ce que je disais, le fait de travailler beaucoup chaque page. Il finit par y avoir dans ce que j’écris une tension, une densité qui font que j’en reste à 80 pages, au prix de beaucoup d’efforts. Ce que le roman policier a de bon, c’est l’honnêteté, le fair play. On ne doit pas tricher. Ou même quand on triche, comme le fameux Roger Ackroyd d’Agatha Christie, c’est quelque chose d’ingénieux, non ?
- Vous avez cette théorie selon laquelle, quand bien même on cherche de nouvelles formes, ce sont toujours les valeurs traditionnelles qui gagnent au final…
- C’est la différence entre art et artisanat. L’artisanat, il faut le faire bien. Cette théorie, je la répète souvent, mais maintenant je ne suis plus si convaincu. Quoi qu’il en soit, les vieilles valeurs de lisibilité, d’intérêt, sont toujours en vigueur, non ? Ce qui fait que j’ai toujours essayé de maintenir un équilibre entre le vieux et le neuf. Parce que John Cage, Duchamp, etc, très bien, mais un bon vieux polar… J’essaie donc en quelque sorte de concilier les opposés, faire un roman policier où il se passe des choses qui obéissent à une logique distincte. Un peu à la Escher, où la logique est étrange mais cohérente. J’essaie à ma façon de maintenir une lisibilité, comme s’il s’agissait d’un roman classique, à la Balzac.
- Vos débuts de romans sont ainsi, souvent, répondant au contrat de lecture « traditionnel ». Ce n’est que bien avancé dans le récit que ça se met à dérailler…
- Ce qui compte, c’est de bien définir la situation. Un matin, sur une avenue, le vendeur de journaux dans son kiosque, et ensuite seulement va pouvoir apparaître le robot-nonne géant… Un truc qui a toujours été important pour moi, c’est la visibilité. Le fait de mettre un détail en trop, inutile au récit, des détails circonstanciels, mais qui servent à construire le regard, l’image de ce qui est en train d’avoir lieu. À partir de là, je peux continuer à travailler. J’exagère un peu parfois, dans la quantité de détails, de couleurs. Mais la question, c’est qu’on visualise bien ce que je suis en train de construire, d’imaginer. Et si le début est bien fait, le délire peut ensuite apparaître. On ne peut pas commencer directement par là, sinon il y a un risque de rejet. Ce sont des choses que je fais intuitivement.
- Vous parlez d’intuition, vous ne faites pas de plans préalables…
- Je construis les choses tandis que j’avance. Puis, une fois terminé, je regarde l’ensemble et il se passe une chose qui m’a toujours étonnée, à savoir que j’écris ce qui me passe par la tête, ce qui sort, et qu’au final c’est comme si la littérature, une divinité bienveillante, descendait et arrangeait tout. Parce que le livre s’écrit petit à petit, sans trop penser, ou en répondant à une motivation aussi prosaïque que celle de lui donner un minimum d’extension. Du coup, j’écris n’importe quoi pour rallonger et au final, non, tout prend sens… La littérature est bienveillante. Et cruelle aussi, avec ceux qui voudraient écrire, qui s’efforcent et n’y parviennent pas.
- Bien que vos récits ne soient jamais très longs, vous ne vous inscrivez pas dans la forte tradition latino-américaine de la nouvelle…
- La nouvelle, en Argentine, a été définie par Cortázar, et j’ai toujours trouvé qu’elle avait trop l’obligation d’être bonne. La nouvelle tient trop du concours de nouvelles, il lui faut être meilleure que celle de l’autre. Alors les défenseurs, les évangélistes de la nouvelle, qui disent que dès la première phrase tout doit être là… Non, non, je préfère quelque chose de plus détendu, le roman, ou plutôt le récit libre, qui n’est pas obligé d’avoir une fin fermée. En anglais existe le mot « tale », plus ouvert, qui me convient.