Dimensions du zéro
Nous, en somme, nous ne sommes. Entre sommeil et rêves, veille et veille, et entre toute science et sapience du blanc, ce grand moteur blanc, la raison et ses nuits détecte tout à coup son peu. Serions-nous les hôtes privilégiés du tout possible ? Chaque homme, selon toutes les variantes propres à nombre de civilisations et cultures, se voit potentiellement tel qu'en lui-même une fois dans sa vie ; face à lui-même, dans sa vérité crue, je lié à son siècle et à la civilisation dont il est le rejeton et le témoin, habillé de sa nudité. Tous les repères flanchent, s'éboulent, l'effondrement des évidences devient l'occasion de lier, d'inventer à tâtons nos rapports au monde, à nos ancêtres et à nos postérités, au cosmos.
Le savoir et les dés, le tangible que nous nous flattons d'incarner, figure à peine l'écart d'un pas sur la circonférence du cercle du Tout, inversant les rapports de proportions entre le connu et l'inconnu admis autour de nous. Neiges édite cette position mentale de l'homme de la seconde moitié du vingtième siècle et du vingt et unième siècle qui découvre qu'il est sur le point d'atteindre ce point nodal où l'imprévisible supposé dépassé, arriéré, mythique ou légendaire, surgit de l'éclipse bientôt achevée de toutes imaginations créatrices, de ses préhistoires.
rien ne s'achève
puisque tout a commencé mais où
alors tout n'est pas tout
clameur ou harmonie des désordres
aux dépouilles de nos déserts blancs
là où tu creuses
là nous sommes
cette fougue contre l'épaule
une rumeur l'infuse et se détache
La tempête où le récitant page après page de ce poème au long cours, congère de mots, éclaire d'une blancheur iniatique, bans de blanc, rien n'apaise la profondeur
que dévaste la profondeur ses propres pas myopes estrangés, première balise du moi à ses échos, de lui à lui vers un premier nous, situe l'insensé dont nous sommes les hôtes, les lettres et syllabes immenses et infigurables parmi lesquelles, la poésie, petite, s'éveille à l'infini balbutiant, chaos. Fille ou première terre après la fin le début de tout.
Placé, entre autres poètes, sous le signe d'Émile Nelligan et Jean Laude (1), le livre de Pierre-Yves Soucy arpente, explore cet hiver de la raison otage d'elle-même que la nature observe, stupéfaite, de l'homme acharné contre l'homme - univers physique et mental des récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (2), Gravir, Moraines, Dehors, de Jacques Dupin, table des glaciers où Partie de neige de Paul Celan consolide les bases neuves d'un ici maintenu, givre des commencements d'Andrea Zanzotto... -. Avec les mots, l'espace et le temps des mémoires projectives à construire à nouveau pas à pas. Rien que les mots du rien où le souffle naît du poème, tenir les bâtons-horizons et les branches verticales des lettres et de leurs sens, l'espace mental devenu cet air concret, expiration visible, surgie des lèvres accordées au gel tourbillonnant de l'hiver.
Pierre-Yves Soucy écrit l'épopée des significations, clefs qui changent. Non la perte, ni le gain, mais les mots, les sens et les sensations, perceptions que la main mentale et physique tourne et retourne dans sa paume, les certitudes et les doutes neufs et déroutants.
nous avançons dans les mots
nous écartons les mots
les mots nous écartent
l'écriture de la violence s'élève
les feuilles se froissent d'elles-mêmes
À décevoir les déceptions et les satisfactions. À écrire l'expérience, un poème initiatique de notre temps où les caractères et sentiments, le désir et le vouloir, aveugles à leurs cécités, entempêtés, s'échangent et s'indistinctent abruptement, perdent leurs balises autant sonores que leurs frontières,
des giboulées intérieures
cernent nos années-lumière
La vue des dehors délaissés, revenus à l'état sauvage, nourrit le poème. Le gel, le zéro intégré à son souffle, le rien de Gorgias et des rhapsodes, conjugue à nouveau l'homme avec lui-même et les espèces vivantes. De la même façon que le minéral, le végétal, le pin de Sibérie qui se couche à terre plusieurs jours avant le début de l'hiver qu'il annonce, vérifient l'exactitude des mots du poème chez Chalamov. Le dôme des paupières rallie l'espace mental et les signaux corporels, poème-agora où en-deçà de toutes durées, croire se définit, ne se définit pas, vit au gré de toutes les clartés et clameurs qui disputent pied à pied leurs positions célestes et terrestres - crise des rapports de l'énergie née du chaos, de figures, d'images, d'agrégations et de séparations des éléments, des matières, depuis que nous sommes des villes - à la croisée de l'enfance de l'homme et de celle du poète. Un grand négoce, banquet-soliloque irascible où la nuit, le jour, les ténèbres incertains esquissent, tentent, les figures possibles d'un Hermès de notre temps.
(1) Emile Nelligan (1879-1941), frappé de folie à vingt ans à l'orée du vingtième siècle, proche de Verlaine et d'Apollinaire pour l'intuition et la musicalité du vers. Jean Laude, Poète et esthéticien attaché aux influences de l'art primitif sur Braque, Picasso, Matisse, Klee
(2) SUR LA NEIGE première page des récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, poète lui-même, définit ce point de départ de l'homme contemporain des totalitarismes faisant une trace dans l'espace gelé et blanc de notre histoire, de la neige uniforme, Le premier homme a la tâche la plus dure, et quand il est à bout de force, un des cinq hommes de tête passe devant. Tous ceux qui suivent sa trace, jusqu'au plus petit, au plus faible, doivent marcher sur un coin de neige vierge et non dans les traces d'autrui. Quand aux tracteurs et aux chevaux, ils ne sont pas pour les écrivains mais pour les lecteurs (1956).
René Noël
Pierre-Yves Soucy, Neiges, On ne voit que dehors, La lettre volée, [poiesis], 2015