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Une lecture de Boléro Tropical

Publié le 16 juin 2016 par Aicasc @aica_sc

Compte rendu du livre :

Richard Price et Sally Price, Boléro tropical, Libriso Books, 2016

Si « mêler la réalité à la fiction » c’est « jouer avec le feu », comme le dit Popescu dans le film d’Orson Welles, Le troisième homme, les Price ont joué avec leurs propres nerfs et ceux de leurs lecteurs, confrontés aux agissements troubles d’un faussaire dont ils démantèlent le réseau après moult péripéties.

 On est habitué maintenant à la vogue des ‘romans ethnographiques’, puisque l’on parle de « polars-ethnographiques » à propos d’Arthur Upfield (1890-1964), pionnier du genre, avec son célèbre détective Napoléon Bonaparte, métis aborigène australien et britannique, ou encore de Tony Hillerman (1925-2008) qui met en scène les Hopi et Navajo du Nouveau Mexique et de l’Arizona. Ainsi donc, avec Richard et Sally Price, ethnologues-détectives, impliqués malgré eux dans une troublante enquête en Guyane, l’on découvre une sorte d’inversion du genre qui pourrait s’appeler « ethno-polar » d’un style nouveau!

Cet ouvrage, Boléro tropical, est d’abord paru en 1995 en version anglaise, de facture plus élaborée, avec des illustrations en noir et blanc qui courent tout au long en bas de pages ; mais, malgré une illustration de couverture différente, l’ensemble textuel respecte la version littérale, mis à part que le Boléro de Ravel a remplacé l’Ouverture de Enigma Variations, une œuvre d’Edward Elgar, qui donne aussi son titre au livre en anglais. Dans Boléro tropical, les illustrations sont des images pixelisées provenant de divers travaux, publiés ou non et disséminées dans l’ensemble du texte sans en être des illustrations en regard.

 Le principal intérêt du livre, qui se lit d’une traite, réside précisément dans l’intrication subtile entre la réalité décrite et la fiction brodée autour d’une énigme qui relate diverses questions concernant la muséographie, la notion de collecte et de collection, d’authenticité des œuvres d’art, du marché de l’art, des faussaires, sur fond de situation post coloniale dans un département français d’outre-mer. Nous sommes sous les tropiques, les protagonistes sont nombreux, on peut en identifier quelques uns:

 Le faussaire, Jacques-Emile Lafontaine est un enseignant certifié qui arrive en Guyane par la Jeanne d’Arc, venant d’Algérie, en 1964, date à laquelle des Saramaka, commencent aussi à s’installer dans les périphéries de Kourou et Cayenne pour venir défricher les terrains du futur centre spatial guyanais. Il est d’abord tenté par les collectes d’animaux sauvages dont il prend goût à Belem et Manaus, en même temps qu’au célèbre opéra de cette ville… On peut supposer qu’il a pratiqué le trafic lucratif et illicite d‘animaux et de plumasserie amérindienne et ainsi pu ouvrir un petit zoo à Cayenne qui a attiré bien des parents cherchant vainement quelque loisir dominical pour distraire leurs bambins. D’une santé fragile mais fort bien introduit auprès des officiels de l’armée et des instances douanières et politiques, il a su entretenir ses relations et développer un véritable marché de l’art primitif, essentiellement issu d’ateliers saramaka, situés sur la Route de l’Ouest et dans la  périphérie de la capitale. Pour ce faire il s’est pas mal documenté en ouvrages de référence dont ceux de Jean Hurault, Africains de Guyane : La vie matérielle et l’art des Noirs Réfugiés de Guyane (Paris & La Haye : Mouton, 1970) des Price, Afro-American Arts of the Suriname Rain Forest (Berkeley : University of California Press, 1980). A vrai dire ces ouvrages deviendront de véritables acteurs de l’intrigue puisque c’est en confrontant les illustrations livresques aux pièces d’art, censées être authentiques et anciennes, collectées pour un futur musée de l’Outre-Mer en France, que les ethnologues-détectives ont mis au jour la supercherie. A vrai dire, Lafontaine s’est amusé à brouiller les pistes en prenant tel détail dans tel livre, puis tel autre ailleurs pour recomposer le dessin d’une pièce étrangement « authentique » qu’il a ensuite fait sculpter par des artistes saramaka de ses connaissances, Awali et Konfa.

Comment arriver à prouver que ce qui semble si vrai et si « ancien » est un faux ? On comprend bien que le faussaire a d’abord jeté une certaine confusion dans l’esprit de nos ethnologues. Au fur et à mesure de leur progression dans l’enquête, cette appréhension s’est  mêlée à une bien plus troublante inquiétude qui les a poursuivi jusqu’en rêve. Ils ont même craint pour leur vie au cas où Lafontaine aurait pu se rendre compte qu’ils ont découvert sa supercherie et mis au jour la vérité de son juteux trafic. A la fin du livre, ils apprennent de la bouche du sculpteur Awali que Lafontaine est mort d’une crise cardiaque.

 Les ethno-détectives, Sally et Richard Price

Au début du livre, on assiste avec eux à l’enterrement de Lafontaine… Ils ont été invités, en tant que spécialistes des Marrons à participer à un conseil consultatif pour planifier la future ouverture d’un musée en France qui célèbrerait la « diversité des peuples et la richesse des cultures des départements et territoires d’outre-mer ». C’est l’ancien directeur des Affaires culturelles de Guyane, Emile Fournier, qui les a mis en relation avec Lafontaine, que Fournier considère comme le meilleur collectionneur privé d’art amérindien et marron et qui lui a vendu une belle collection d’art premier. Les objets réservés, dûment achetés, ont été mis en dépôt dans les locaux des affaires culturelles en attendant leur transfert en métropole.

En tant que membres du comité scientifique du futur musée, les Price participent également à une collecte d’objets dans l’intérieur du pays, essentiellement auprès des populations Marrons.

En découvrant les pièces destinées au musée, Sally et Richard sont fort surpris, voire ébahis de découvrir des sosies de pièces d’un ‘orchestre créole’ datant de 1770, décrit par John Gabriel Stedman dans un ouvrage réédité par eux-mêmes en 1988. Ils iront de surprise en surprise tout en se rendant compte qu’ils ont très vite senti que quelque chose de fort troublant les obsédait : à première vue ces objets n’ont suscité ni leur enthousiasme ni cette intuition particulière qui mène spontanément à une attribution immédiate et justifiée. C’est là que se posent les questions du vrai et du faux, de la falsification… Serait-ce trop beau pour être vrai ? Quelles peuvent bien être les motivations, à part l’argent, qui incitent un individu à créer ces fausses pièces si minutieusement élaborées ? Pour en avoir le cœur net, ils décident d’aller trouver leurs amis sculpteurs saramaka, dans des villages à proximité de Cayenne.

 Les sculpteurs dans leur village. Les passages du livre qui invitent le lecteur en territoire saramaka sont extrêmement sensibles et ouvrent à une belle description du mode de vie des Marrons, installés en Guyane. On assiste aux salutations de rigueur, aux repas, aux relations familiales, aux expressions langagières qui s’articulent souvent sur des proverbes ainsi qu’aux manières d’apprécier les œuvres d’art, le métier du bois, les retours au pays pour les abattis, etc. Avec beaucoup de subtilité, nos enquêteurs mettent en place le scenario de la contrefaçon qui implique bien deux sculpteurs connus de Lafontaine. Awali, l’homme aux proverbes, qui appelle Lafontaine « Tambou » les a d’abord égaré puis leur a fait comprendre comment, en copiant des vrais on peut créer des faux, sans état d’âme. Ces questions seront d’ailleurs débattues lors d’un séminaire à Harvard sur le plagiat en art.

On apprend enfin comment le détail d’un siège akan (d’Afrique) peut devenir une partie d’un plateau saramaka. Mais on apprend surtout que si l’on crée une œuvre pour sa propre culture et son groupe villageois, on suit des règles d’éthique bien précises qui impliquent que ces œuvres sont dotées de grande valeur, alors que la fabrication d’objets à destination purement commerciale ou pour satisfaire le goût d’étrangers, n’ont que peu de significations et de valeur au sein du groupe.

 Somme toutes l’intérêt de ce livre réside dans le fait qu’il est un nouveau jalon dans l’intérêt que Sally et Richard Price portent à la connaissance des arts, à la manière dont ils sont exposés, traités et appréciés, comment ils s’inscrivent dans le marché mondial. En s’inspirant d’un fait-divers ou d’un épisode réellement vécu, ils se sont plu à imaginer un scenario relatant une rocambolesque aventure mêlant énigme policière et démarche ethnographique pour déceler les méandres qui vont du vrai au faux à propos d’œuvres d’art.

En poursuivant ses recherches vers d’autres horizons et d’autres collections, Sally Price a d’ailleurs peaufiné ses investigations et aiguisé ses intuitions sans nul doute durablement marquées par les épisodes guyanais : « Cette histoire des relations entre des hommes et des objets est aussi celle des relations personnelles que ces hommes entretiennent entre eux », (Sally Price, Au musée des illusions, Le rendez-vous manqué du quai Branly, 2011 :17)

Michèle-Baj Strobel


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