Propos recueillis par Jean-Pierre Gonguet
Alain Prochiantz, chercheur en neurobiologie, professeur et administrateur, au Collège de France, le 9 juin. Aï Barreyre pour "Le Monde"
Le neurobiologiste Alain Prochiantz est administrateur du Collège de France depuis septembre 2015. Il dénonce le manque d’investissements dans la recherche et l’innovation, et demande des choix politiques urgents.
La recherche et développement (R&D) française décroche, et il faudrait 16 milliards d’euros par an d’ici à 2020. N’est-ce pas insurmontable ?Je pense que non, mais c’est urgent. Quitte à recalibrer les politiques existantes, il faut 12 milliards supplémentaires pour le privé et 4 pour le public, chaque année, d’ici à 2020. Uniquement pour un objectif que nous nous sommes nous-mêmes fixé avec la stratégie de Lisbonne. L’Allemagne l’a déjà atteint, nous étions pourtant au même niveau qu’elle en 2000. Seize milliards, ce n’est pas insurmontable, c’est un choix politique. Nous pouvons décider de nous spécialiser dans les parcs de loisirs et estimer que nous n’avons plus de futur technologique ! Mais nous, sixième puissance mondiale, ne serons jamais crédibles si nous affirmons être incapables de trouver 4 milliards pour notre recherche publique. Le manque d’investissement dans la recherche et l’innovation est très largement responsable de nos 750 000 emplois perdus en dix ans.Comment expliquez-vous que l’effort financier de l’Etat n’ait pas plus de résultats ?Entre le crédit d’impôt recherche et les différentes aides ou niches, 10 milliards vont chaque année dans l’innovation, alors que celle-ci n’augmente que de 0,1 % par an depuis une dizaine d’années. Un aussi faible résultat prouve que, si quelques entreprises dépensent intelligemment, beaucoup n’utilisent ces aides que pour compenser la pression fiscale. Cet effort a un résultat proche de zéro, et la nation a un droit d’inventaire. Elle peut facilement récupérer 2 milliards et lesréinvestir dans la recherche publique. Pourquoi certaines grandes entreprisesbénéficient-elles de ce crédit alors qu’elles suppriment des emplois scientifiques ?L’effort doit-il être redirigé vers la recherche publique, en particulier fondamentale ?Sans recherche publique, il n’y a pas de brevets. Sans brevets, pas d’innovation, ni de start-up. Les grandes innovations viennent toujours de la recherche fondamentale. La recherche publique, c’est le moteur. C’est aussi simple que cela. Nous sommes les taxis de la Marne de l’industrie française, nous emmenons toutle monde. Malheureusement, les gouvernements de gauche et de droite pensent trop souvent que les chercheurs feraient mieux de s’occuper de la recherche appliquée plutôt que de la recherche fondamentale. En asséchant la recherche publique, ils espèrent contraindre les universitaires à se tourner vers l’appliqué. A l’Agence nationale de la recherche (ANR), les crédits sont ainsi passés de 857 millions à 520 millions d’euros au début du quinquennat avec, en plus, une orientation vers les projets sociétaux.Conséquence ? La très forte diminution de la recherche fondamentale, une véritable catastrophe. Il est urgent de remonter à 1 milliard. Les Allemands mettent, eux, 2 milliards dans leur structure équivalente à l’ANR. Certains semblent croire qu’un projet de recherche fondamentale est une affaire de savants Cosinus qui font ce qu’ils veulent. Non. C’est un projet, inscrit dans la durée, qui ne change pas tous les trois ans en fonction d’un nouvel objectif sociétal. La recherche fondamentale donne de la liberté. Or aujourd’hui, dans la recherche publique, non seulement les jeunes doivent attendre 35 ans pour espérer gagner 2 500 euros net, mais en plus ils n’auront pas la liberté de recherche ! Il faut vraiment être motivé…La France est-elle en train de perdre les chercheurs dont elle aurait besoin ?Bien sûr. Les carrières ne sont pas du tout attractives, et nous sommes peut-être en train de perdre une génération. A 23 ou 24 ans, en sortant d’une grande école ou d’une faculté, il faut choisir entre le privé, avec une bonne perspective de carrière mais sans recherche car on n’a pas encore le niveau, et – si l’on veutprendre le risque de la recherche –, le public, où l’on doit attendre dix ans pourtoucher 2 500 euros, après avoir travaillé d’arrache-pied.A 35 ans, quand on a un solide background, une expérience internationale et unefamille, c’est un salaire insuffisant et surtout injuste, par rapport au niveau de compétences. Quant au privé, il ne s’intéresse guère aux doctorants. Le doctorat n’est pas un diplôme attractif dans une industrie qui privilégie les financiers, les administratifs ou ceux qui sortent de la même école que le DG ou le DRH. Le privé a peu de programmes de recherche permettant d’embaucher des doctorants. Et, sans doctorants, la capacité d’innovation s’amenuise.Le privé ne se repose-t-il pas trop sur le public pour la recherche ?Les industriels n’investissent pas dans l’innovation, car ils trouvent de moins en moins l’environnement de recherche de haut niveau dont ils ont besoin. L’environnement intellectuel est fondamental. Un industriel ne s’installe pas à Boston pour le faible coût de la main-d’œuvre, mais pour la qualité de l’environnement scientifique. Une recherche fondamentale forte est le support de l’innovation, ils le savent. En France, les industriels ont encore des doutes sur la question. Le risque est qu’une génération entière se détourne de la recherche. Ce sera catastrophique. La France est encore dans le peloton de tête, à cause de sa tradition de recherche scientifique : mais si elle n’est pas capable de la transmettreà la génération suivante, pas capable de garder l’attractivité de la recherche publique, alors elle décrochera de façon durable.
Cet article fait partie d’un supplément réalisé en partenariat avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE).En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2016/06/14/le-risque-est-de-perdre-une-generation-de-chercheurs_4949997_1656968.html#GLKxcWM0OvrbLvVr.99
- Jean-Pierre Gonguet