Les Bulgares livrés à eux-mêmes voient l’armée d’Orient grossir
(De notre envoyé spécial.)
Salonique,
12 juin.
De la gare de Demir-Hissar à Okjilar, c’est-à-dire du point
extrême bulgare au point extrême bulgare, je viens de parcourir la Macédoine
orientale. Le train fait la navette entre ces deux frontières puisque maintenant
Demir-Hissar est une frontière.
Je me suis arrêté à Sérès, à Drama, je suis monté jusqu’à
Vroundi dans la direction de Nevrocop et je suis descendu jusqu’à Cavalla en
rencontrant les ruines du château de Philippe et l’urne monumentale où
Bucéphale, après avoir porté Alexandre, venait boire au soir tombant.
Le blocus était prononcé, les Bulgares semblaient menaçants.
Que devenait cette plaine de Macédoine étendue comme un tapis entre deux
troupes ennemies et où deux corps d’armée grecs au soleil somnolaient ?
L’invasion bulgare ne la menace plus et la famine est encore loin de ses
lèvres. Que la France ne se laisse pas apitoyer, les Macédoniens ne meurent pas
de faim, et si à Cavalla j’ai vu un soldat grimpé sur une chaise mettre son
pain aux enchères et le vendre trois francs, j’ai vu aussi que sa silhouette se
dessinait sur plus de deux mille sacs de farine entassés près du port.
Quand la première fois, il y a dix jours, j’étais rentré à
Sérès et à Demir-Hissar, c’était la fièvre. Les Bulgares descendaient et on ne
savait où ils s’arrêteraient. Les autorités et les habitants se jetaient la
tête contre les murs, la contrée avait perdu tout son sang-froid.
« Qu’ils
viennent la prendre ! »
Aujourd’hui, j’arrive à la gare de Demir-Hissar, les Grecs,
seuls, la gardent toujours. Nous descendons du train, un officier nous
reçoit ; on voit tout de suite qu’il est de nos amis. Mais s’il nous fait
aussitôt reculer de plusieurs pas, c’est pour ne pas créer d’incident. Deux
sous-officiers allemands vont passer. Ils viennent d’arriver à bicyclette, ils
cherchent à acheter des cochons, puis ils disparaissent.
En face de nous, à deux cents mètres, un cône blanc et de
chaque côté deux sentinelles : une grecque, une bulgare ; elles se
promènent à deux pas, croisent lentement l’une devant l’autre ; si les
morts de 1913 voyaient ça !
« Alors, mon commandant, la gare n’est pas encore aux
Bulgares ? » Il répond en dur soldat : « Je ne sais qu’une
chose, c’est que s’ils la veulent, il faut qu’ils viennent la prendre. »
Et on voit dans ses yeux que c’est vrai ; ces paroles d’un commandant
grec, je l’affirme, tout à l’heure, un autre commandant, à l’autre bout de la
frontière, à Okjilar, m’en dira autant.
Je ne suis pas suspect de lyrisme en faveur de la Grèce, je
n’ai pas manqué de constater dès la première heure que ce n’était plus le pays
d’Homère, je ne puis tout de même pas ne pas entendre ces deux officiers et ne
pas voir ces soldats qui, rangés sur la quai, instinctivement, dans un instant,
tous avec un franc sourire, vont agiter leur képi pour nous dire adieu.
Ils tremblent !
Les Bulgares travaillent furieusement au-dessus de
Demi-Hissar, ils sont deux divisions qui organisent toutes les hauteurs.
Leur projet, hélas ! pour eux, n’est pas d’ailleurs de
descendre dans la plaine. L’invasion est finie, ils n’ont ni le loisir, ni le
cœur de s’emparer de territoires, même s’il n’y a qu’à les cueillir. Ce qu’ils
cherchent à présent, ce n’est pas conquérir, c’est se défendre. Leurs alliés
sont en train de fondre sous Verdun ou de déménager Lemberg, ils tremblent, ils
se sentent livrés à eux-mêmes, ils voient l’armée d’Orient grossir, ils
tremblent. Ils se sont fait livrer Roupel non pour passer mais pour empêcher
les autres de passer. Ils amènent des canons sur les hauteurs de Demir-Hissar
non pour prendre l’offensive mais pour se fortifier, ils ont peur, ils
craignent de n’être plus assez pour garder leur maison, ils en ferment
hâtivement toutes les issues.
Les deux divisions qui sont là n’y resteront pas, elles sont
venues pour organiser, non pour attaquer. « Dans dix jours quand les
travaux seront terminés, disent les officiers bulgares aux officiers grecs,
nous ne laisserons ici que six mille hommes et nous partirons. » C’est
vrai, ils partiront, ils iront ailleurs boucher d’autres passes, l’heure
approche, ils ont peur. C’est le seul endroit de la Macédoine orientale où ils
fassent œuvre militaire.
À Xanthie, rien : tous les renseignements que nous
avions étaient faux. Je m’en suis assuré à Okjilar. Ils n’ont ici qu’une
division, la dixième, celle qui y casernait en temps de paix.
Vers Nevrocop, rien. Je n’ai constaté à Vroundi que la
présence de comitadjis. Ils ne passeront donc pas le Nestos, ils ne descendront
ni de Demir-Hissar, ni de Nevrocop ; ils n’envahiront pas plus la plaine de
Sérès que la plaine de Drama.
Cavalla, Drama et Sérès, c’est bien. Mais Sarrail est à
gauche.
Le Petit Journal, 13 juin 1916
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