L’agitation qui a suivi le propos de Benzema raconte d’abord la place exorbitante prise par ce sport dans notre société, mais elle témoigne aussi, en miroir et en ombre projetée, que le pays est malade socialement et avachi culturellement par des débats mortifères.
Francitude. Ceux qui parlent fort n’ont souvent rien à dire et masquent par l’outrance et le bruit leurs pensées en mode mineur – l’un des aspects de l’incivilité croissante. Ceux qui parlent pour rien montrent leurs faiblesses – souvent le propre des élites. Et ceux qui font parler leur inconscient au-delà du raisonnable n’expriment que des blessures qui oscillent entre deux sentiments, l’humiliation ou la haine – à moins que ce soit les deux. Autant l’avouer, le malaise et les doutes du bloc-noteur sont intenses depuis les déclarations du footballeur Karim Benzema. Dans quelle catégorie classer le joueur du Real Madrid quand il estime que Didier Deschamps, le sélectionneur des Bleus, a «cédé à la pression d’une partie raciste de la France» en ne le retenant pas dans l’équipe pour l’Euro? L’agitation qui s’en est suivie raconte d’abord la place exorbitante prise par ce sport dans notre société, qui n’échappe en rien à ses tourments les plus profonds. Mais pas seulement, hélas. Elle témoigne aussi, en miroir et en ombre projetée, que le pays, malade socialement et avachi culturellement par des débats mortifères, reste obsédé, sinon hanté par les peurs communautaristes. Le foot comme élévation sociale? Comme modèle d’intégration? Comme cohésion nationale? Mon dieu qu’il semble loin le temps du «black-blanc-beur» scandé sur tous les tons et de cette France glorifiant les héritiers de l’immigration, quels qu’ils soient, de l’«Algérien» Zidane à l’«Italien» Platini, en passant par le «Polonais» Kopa, tous associés pour l’histoire et dans le même moule, un soir de juillet 1998, abolissant les barrières du temps, des différences et des origines, quand se dressaient sur les Champs-Élysées les drapeaux de toutes les couleurs… Souvenons-nous. À l’époque, seul le front nationaliste de Papa-le-voilà osait répudier cette équipe et ses filiations, renvoyant tous ces héros au statut d’« étrangers ». En insultant Zizou ou Karembeu, Djorkaeff ou Thuram, ils insultaient la France jusque dans sa chair. Ils insultaient la République elle-même.
Et le temps a passé. Et le climat a changé. L’équipe nationale ne constitue plus mécaniquement un socle inaliénable d’union sacrée, avec des critères sportifs et humains dominants, mais une sorte d’agrégat de «personnes» (et non plus de citoyens) soumises aux regards suspicieux. Comme si leurs origines (on y revient) étaient une entrave à la sélection. Comme si un joueur à consonance étrangère devait, en permanence, et plus que tout autre, prouver sa francitude, son attachement au maillot et l’authenticité de ses sentiments envers son pays. Sans parler de la Marseillaise, devenue désormais une sorte de passeport bleu-blanc-rouge!
Immigration. Le Benzema façon bling-bling, exilé dans l’un des clubs les plus riches du monde et mis en examen pour chantage dans l’affaire de la sextape (concernant Mathieu Valbuena), n’a aucune leçon de maintien et de morale à donner à la France, d’autant qu’il y a tout lieu de croire que certains ne se gêneront pas –sauf en cas de succès le 10 juillet prochain– pour affirmer que les Noirs sont trop nombreux dans cette sélection concoctée par le même Deschamps. Mais ne soyons pas naïfs pour autant. Le battage médiatique et politique provoqué par les propos du Madrilène en dit long sur les questions identitaires renvoyées aux Bleus, et même, reconnaissons-le, sur cette pensée du fragment français, autrement dit l’odieux impensé racial toujours si présent. L’imbécillité de Benzema, sauf à considérer qu’il assume la force d’un ressentiment trop puissant pour être tu, profite évidemment à ceux dont le fonds de commerce s’alimente des discussions de caniveaux, les Finkielkraut, Zemmour, Ménard et tout le clan de Fifille-la-voilà. Il n’est donc jamais vain de rappeler à tous une simple vérité: ce que le football français doit à l’immigration ne réclame qu’admiration et adhésion. Ça s’appelle la France.
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 10 juin 2016.]