« Je l’avais questionné au sujet des photos qu’il avait prises depuis près de vingt-cinq ans. Il m’avait désigné les trois valises de cuir, empilées les unes sur les autres.
— J’ai tout mis là-dedans… Si ça vous intéresse…
Il s’était levé et, d’un geste nonchalant, il avait ouvert la valise du dessus. Elle était remplie à ras bord et quelques photos étaient tombées. Il ne les avait même pas ramassées. Il avait fouillé à l’intérieur, et d’autres photos débordaient de la valise et s’éparpillaient sur le sol.(…)
J’avais ramassé les photos qui étaient par terre et les avais rangées dans la valise. Je lui avais dit que c’était dommage de laisser tout en vrac, comme ça, et qu’il aurait fallu classer et répertorier le contenu de ces trois valises. Il m’avait regardé, l’air surpris :
(…)
Je ne saurai jamais ce que Jansen avait pensé de mon initiative. Je crois qu’elle le laissait indifférent. Mais il m’avait confié un double de la clé de son atelier afin que je vienne poursuivre mon travail quand il était absent. J’étais souvent seul dans la grande pièce aux murs blancs. Et chaque fois que Jansen rentrait il paraissait étonné de me voir. Un soir que je triais les photos, il s’était assis sur le canapé et m’observait sans rien dire. Enfin, il m’avait posé cette question :
— Pourquoi vous faites ça ?
Ce soir-là, il semblait brusquement intrigué par ma démarche. Je lui avais répondu que ces photos avaient un intérêt documentaire puisqu’elles témoignaient de gens et de choses disparus. Il avait haussé les épaules.
— Je ne supporte plus de les voir…
Il avait pris un ton grave que je ne lui connaissais pas :
— Vous comprenez, mon petit, c’est comme si chacune de ces photos était pour moi un remords… Il vaut mieux faire table rase… »
Chien de printemps, Seuil ed, 1993, p. 22-24