Eminents anthropologues américains, Sally et Richard Price ont consacré leur vie à l’étude des sociétés marronnes, en particulier celle du peuple Saamaka, descendants des esclaves fugitifs du Suriname, ancienne colonie hollandaise du Nord Est de l’Amérique du Sud. Partageant leur existence et apprenant leur langue, le couple a su tisser sur le long terme des liens profonds qui leur ont permis d’avoir accès à des connaissances jusque-là réservées aux seuls initiés saamakas. Leurs recherches ont considérablement dynamisé et développé l’étude des mondes afro-américains.
Tout au long de leur brillante carrière, qui les a menés à enseigner dans les plus prestigieuses universités américaines, le couple n’a cessé de publier à quatre mains. Boléro Tropical est leur premier roman. Mais est-ce le bon qualificatif pour cette oeuvre hybride mêlant énigme policière, art et anthropologie ? C’est l’histoire d’un Français excentrique mettant en vente une extraordinaire collection d’arts qu’un couple d’anthropologues est chargé d’expertiser. Tout le jeu proposé par le livre consiste à démêler le faux du vrai—à saisir cette limite trouble entre les deux, à différents niveaux : fiction ou réalité, vrai collectionneur ou faussaire, véritable objet d’art ancien ou copie ? et qui manipule qui dans cette histoire ?
Ecrit dans un style savoureux où humour et suspens attrape le lecteur dès les premières pages pour ne plus le lâcher, Boléro Tropical est un pari réussi : celui de nous amener, d’une manière bien différente mais pas moins efficace que dans leurs ouvrages d’analyse, à réfléchir sur le regard occidental posé sur les arts dits « primitifs » et comment celui-ci influe sur la production même de ces arts, et en modifie la fonction. Thème cher à Sally Price qu’elle a abordé notamment dans Arts primitifs, regard civilisé, régulièrement réédité par l’ENSBA, ou encore Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du quai branly paru chez Denoël en 2011 et consacré à la genèse du musée.
Par le biais de la fiction, Sally et Richard Price nous font entrer dans un univers pour le moins trouble qu’ils ont été amenés à côtoyer en tant qu’anthropologues : le marché des arts premiers, ses collectionneurs, ses galeries-boutiques, ses musées, sans oublier bien sûr les artistes eux-mêmes, confrontés à une demande occidentale croissante d’un art primitif séduisant.
La saveur particulière du livre, en plus du jeu subtil auquel il nous convie, se révèle aussi dans le dévoilement de cette vie passionnante qu’ils sont parvenus à construire. Celle d’un couple curieux qui partage tant. A mes yeux, avec leur oeuvre, leur plus grande réussite.