Nuit Debout sans jour

Publié le 08 juin 2016 par Sylvainrakotoarison

" Apportons-leur la catastrophe ! " (Frédéric Lordon le 31 mars 2016 à Paris).

Ce mercredi 8 juin 2016 serait en fait le 100 mars 2016. Pas centième jour mais seulement soixante-dixième jour d'occupation de la place de la République à Paris pour les amateurs de Nuit Debout, mouvement plus ou moins spontané de participation des citoyens à la vie de la cité. Il y a un indéniable essoufflement, même si l'on peut voir qu'au programme du jour, il y a toujours des commissions (Climat-Écologie, Démocratie, Anti-spéciste, Éducation, Numérique), des ateliers (montage du dôme PVC), les "cahiers de doléances et d'exigence", etc., comme tous les jours du reste. Jeudi 9 juin 2016, à 19 heures 30, il y a aussi une conférence sur "comment le numérique peut apporter des réponses pratiques à la démocratie".
Petit retour sur ces rassemblements qui ont fait couler beaucoup d'encre (ou tapoter beaucoup de claviers) et qui ont parfois mal persisté aux fortes pluies. Joseph Macé-Scaron notait ainsi le 30 mai 2016 : " Nuit Debout est-elle soluble sous la pluie ? À 22 heures 25, la réponse était oui. Candy Revolution... ".
Révolutionnaire ?
On s'épargnera d'insister sur la magie des nombres : ces personnes rassemblées auraient-elles voulu stopper le temps au 31 mars 2016 ? Au-delà du petit sourire que le caprice de rester en mars fait naître (alors que juin et juillet devraient être plus chaleureux qu'un début de printemps), c'est toute la symbolique révolutionnaire qui a voulu être très maladroitement utilisée avec une sorte de nouveau calendrier révolutionnaire qui, lui, honorant l'Être suprême, avait été construit avec une certaine logique et réflexion.
Dès le début, les commentaires sur ces rassemblements ont été partagés.
D'un côté, les béats plein de douceur et de tendresse, nostalgiques de mai 1968 (et, pourquoi pas, de rassemblements comme Woodstock du 15 au 18 août 1969), à l'instar de Laurent Joffrin ou Daniel Schneidermann, qui voient dans Nuit Debout, mené par quelques intellectuels ou qui se prétendent tels, comme Frédéric Lordon (qui en est un vrai) et François Ruffin (c'est moins sûr), comme la renaissance de la démocratie athénienne. Aïe ! dès qu'on me parle de l'Athènes antique, je me sens obligé de rappeler que la démocratie n'y était réservé aux seuls citoyens, et méchant détail, n'étaient pas citoyens les femmes, les esclaves, les métèques, etc. La démocratie française ou celle d'autres pays actuellement vaut bien plus que le vieil Athènes même si l'un a donné naissance à l'autre.
De l'autre côté, c'est au contraire le cynisme qui prévaut, contestant la nouveauté, rappelant qu'il n'y a rien de neutre ni d'apolitique dans ces rassemblements essentiellement animés par des gauchistes, par une tradition d'extrême gauche qui mélange à la fois le post-marxisme, l'altermondialisme, l'écologie, et d'autres idées quasi-complotistes (anti-vaccins, anti-fumées d'avion, etc.). Pour preuve, l'une des tout premières organisatrices s'appelle Leila Chaibi et milite au Parti de gauche. Le 28 avril 2016, le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, a pris la parole lors d'une "assemblée populaire".
Des "intellos précaires"
Élisabeth Lévy remarquait le 18 avril 2016 : " Comme toujours, les aspect ridicules de ce happening infantile et bruyant semblent échapper à nombre de commentateurs qui évoquent avec le plus grand sérieux le pôle sérénité, les toilettes sèches et les ateliers constituants. (...) On n'a pas très envie de savoir ce qui pourrait se mitonner dans un tel verbiage voué à la réflexivité la plus plate. Le "mouvement", comme ils disent, ne parle que de lui-même et de la façon dont il faut parler. " ("Causeur").

L'avocat Régis de Castelnau fut encore plus féroce : " Je me suis (...) rendu place de la République, malheureusement pour en ressortir accablé. Je suis d'abord passé devant le stand "vegan" tenus par des militants verdâtres prônant une alimentation à base de racines. (...) Au stand "agriculture et biodynamie", on expliquait (...) que si la terre ne mentait pas, la lune non plus. Et que pour planter une vigne, la tailler, récolter et faire le vin, il fallait que ce soit à lune montante et en tirant le thème astral du jour. (...) Juste après les militants "anti-vaccins", je suis tombé sur les "Robin des toits" qui m'ont expliqué que toutes les ondes dans lesquelles nous baignons avec nos appareils donnent le cancer de la tête qui rend idiot. J'ai pensé que pour eux, c'était déjà trop tard. Un grand gars maigre m'a dit que si j'avais parfois mal à la gorge, c'était à cause des chemtrails [traînées laissées par les avions dans le ciel, qui ne sont pas faites de condensation mais de poison répandu dans le cadre d'un complot mondial]. (...) Lorsque je lui ai fait remarquer que les cigarettes sur lesquelles il tirait abondamment avaient peut-être aussi quelque influence sur sa toux, il m'a tourné le dos. Je me suis enfin approché de la commission "féministe" pour (...) apprendre que (...) toutes les femmes devaient être voilées (...) en solidarité. Avec l'affirmation suivante : "Le voile ne tue pas, la police oui !". J'ai commis l'erreur de dire à voix haute que CRS=SS peut-être mais qu'à 500 mètres de là, des partisans du voile avaient massacré 130 innocents et que l'intervention de la police avait permis qu'il n'y en eût pas plus. " ("Causeur", le 26 avril 2016).
Le politologue Thomas Guénolé a ainsi parlé d'une " mobilisation de jeunes et d'étudiants, sans programme précis mais très politisés, arborant des slogans antisystème de gauche " ("Le Parisien", le 7 mai 2016) et le politologue Gaël Brustier (proche de Julien Dray et Arnaud Montebourg) a précisé : " Les participants ressemblent pour beaucoup aux "intellos précaires" (...). Si le mouvement cherche, pour sa part, à tendre la main à d'autres couches sociales (ouvriers, populations des cités de banlieue, habitants des zones rurales), il est confronté (...) à son enfermement et la nécessité d'en sortir. " ("Slate", 14 avril 2016).
Une meilleure manière de faire de la politique ?
Si ce ne sont les dégradations occasionnées chez les riverains, et en excluant les casseurs qui profitent de n'importe quel rassemblement pour vandaliser ( " Céder à la violence est contre-productif et fragilise le mouvement. S'attaquer à des biens privés qui n'ont aucune portée symbolique jette un discrédit. " a énoncé une motion votée par "l'assemblée populaire" le 16 avril 2016), on pourrait imaginer qu'une telle participation esquisserait une "nouvelle" manière d'exercer la démocratie.
Pourtant, je persiste à penser que la "politique traditionnelle" reste une nécessité, et que seuls, les acteurs doivent améliorer leur comportement dans une société plus instruite et mieux informée. Ce sont les articles 3 et 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui régulent d'ailleurs cette démocratie. Rappelons-les.
Je cite d'abord l'article 4 : " Les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. ".
Et ces principes sont posés dans l'article précédent, l'article 3 : " La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exerce. Le suffrage peut être direct ou indirect (...). Il est toujours universel, égal et secret. ".
Des "décisions démocratiques chimiquement pures" ?
Nuit Debout, finalement, n'est pas très nouveau. Les assemblées sans intérêt pour décider de choses sans importance sont similaires à des assemblées générales de partis très bureaucratisés, tels que les Verts (Régis de Castelnau écrivait le 26 avril 2016 : " L'amour de la procédure (...), dont le respect doit seul permettre d'élaborer les règles aboutissant à des décisions démocratiques chimiquement pures. Il faut donc voter tous les quarts d'heure sur la procédure de la procédure décidant quelle procédure sera utilisée pour la procédure. ").

Le travail en commission est intéressant mais c'est ce qu'il se passe dans tous les partis dignes de ce nom. Pas un parti ne fonctionne sans commission de réflexion pour nourrir et enrichir son projet politique.
Mieux, refaire le monde est un élément majeur et très sain dans l'apprentissage de la citoyenneté. On peut le faire à tout âge mais c'est plus naturel de le faire jeune, qu'on souhaite améliorer la société existante, la bousculer, la renverser parfois, la déranger toujours. On le fait rarement deux fois parce qu'on a vite compris les limites de l'exercice.
Nuit Debout qui proclame son opposition au chômage, c'est bien. Mais c'est naïf. Ok, on est contre le chômage. Mais comment fait-on pour le réduire ? Le déclarer hors-la-loi ? Concrètement ? Et en quoi est-ce démocratique de le proclamer ?
Par exemple, réfléchir sur une nouvelle Constitution, pourquoi pas ? Mais tous les partis l'ont fait aussi. Il y a eu plein de commissions officielles aussi ( Édouard Balladur, Lionel Jospin, Claude Bartolone, pour les plus récentes). Cela n'a rien de nouveau. Et il y a un préalable : la méthode de Nuit Debout n'a rien de démocratique, c'est juste une réflexion entre-soi. Car la méthode d'une nouvelle Constitution, c'est d'abord d'élire une assemblée constituante. Pour la faire élire, il faut qu'elle soit légitime, donc que le peuple français la veuille. Ensuite, après un projet de rédaction, il faut que le texte soit approuvé là aussi par référendum et ainsi de suite. C'est De Gaulle, en 1945, qui avait donné une certaine méthodologie même si, sur le fond, il n'a pas été suivi.
Horizontalité
La nouveauté de Nuit Debout, c'est que les rassemblements sont bien moins homogènes que les réunions dans les partis politiques traditionnels. Du coup, personne n'est d'accord avec rien. C'est aussi pour cette raison que Nuit Debout est inefficace et inutile d'un point de vue collectif.
Humainement et individuellement, Nuit Debout est en revanche très enrichissant, savoir parler et savoir écouter, s'ouvrir aux autres, rencontrer de nouvelles personnes, atteindre de nouveaux horizons, oui, c'est très utile. Leila Chaibi l'a bien expliqué : " Cela a entraîné une convergence des personnes. Des réseaux se sont constitués, et cette énergie n'a pas disparu. " ("Huffington Post", le 31 mai 2016).
Mais il ne sortira probablement rien de ce mouvement sauf s'il est récupéré politiquement d'une manière ou d'une autre. Il suffit de voir un autre mouvement, sans doute diamétralement opposé, la Manif pour tous, qui avait réussi, lui aussi, à fédérer de nombreuses personnes, à organiser des manifestations d'un million de personnes contre un autre projet du gouvernement (au lieu de la loi El-Khomri, il s'agissait du mariage gay), et finalement, il n'y a eu aucune traduction politique ni électorale, ni aux élections locales ( municipales, régionales) ni aux européennes ni probablement aux futures élections nationales (présidentielle, législatives).
Nuit Debout aurait pu d'abord se mettre d'accord sur des valeurs, sur une charte des valeurs, mais cela aurait empêché le rassemblement et aurait forcément exclu des individus. D'un point de vue officiel. Car d'un point de vue officieux, l'exclusion est déjà réel. Pour preuve, l'évacuation brutale de l'académicien Alain Finkielkraut le 16 avril 2016, victime de propos haineux et d'insultes.

Au-delà de cette grande hétérogénéité des valeurs des personnes qui participent à Nuit Debout, un autre élément empêche sa traduction politique : le refus de tout leadership. On peut aisément comprendre le principe de ne pas stariser ou personnaliser ce mouvement, parce que la V e République, justement, avec l'élection présidentielle, n'est devenue plus qu'un ensemble d'écuries présidentielles dont la personnalité du champion est plus importante que le projet.
Ce refus de personnalisation est néanmoins très angoissant et effrayant : aucune idée, aussi pure, aussi théorique soit-elle, ne peut exister sans être incarnée par une personne, avec ses failles, ses imperfections. Aucune idée ne peut être exprimée sans la personnalité de celui qui essaie de la faire naître. Un mouvement sans personnalisation, c'est comme un projet sans âme, robotisé, sans capacité de conviction car c'est l'humain qui persuade, ce n'est pas l'idée en elle-même. Le refus de leader rend impossible tout développement politique et électoral, car par définition, on n'élit pas des idées mais des personnes censées les incarner. Ce refus de personnalisation humaine a dans un certain sens un petit côté totalitaire, un petit côté Big Brother.
La philosophe belge Chantal Mouffe a ainsi constaté : " À l'évidence, le mouvement est très horizontaliste, très "basiste" et ne désire ni leader, ni organisation, ni hiérarchie. (...) Si les manifestants veulent avoir un impact politique et être en mesure de transformer le réel, il va falloir qu'ils s'organisent d'une manière un peu plus verticale. (...) Nuit Debout met en scène l'idée de "l'auto-organisation" (...). Occupy Wall Street, que j'ai soutenu, nourrissait la même croyance romantique d'être en train d'inventer une nouvelle façon de faire la politique. Il y avait l'idée que, dans l'occupation d'un lieu, toutes les demandes hétérogènes, les revendications des salariés, des femmes, des minorités ethniques, des écologistes, convergent spontanément. Or, ce n'est pas vrai. Pour qu'elles convergent, il faut construire un principe d'articulation. " ("L'Obs", le 23 avril 2016).
D'autres mouvements pour renouveler
Nuit Debout n'est pas non plus le premier mouvement en France qui voudrait renouveler l'exercice de la démocratie.
En ce moment, il y a aussi " En Marche", mouvement créé par le Ministre de l'Économie Emmanuel Macron. Aidé d'une plateforme numérique plus accessible à un marché qu'à un électorat, la "grande marche" qu'a démarrée Emmanuel Macron le 28 mai 2016 a pour but d'écouter les Français. Cent mille personnes devraient être ainsi interrogées, sélectionnées pour être représentatives, par des militants à l'aide d'un questionnaire type.
Là encore, même si l'application pour smartphone est moderne, elle est surtout pratique mais l'exercice de faire du porte-à-porte n'a rien de nouveau. Au contraire, il est aussi vieux que la démocratie représentative. À partir du moment où il y a une élection, c'est logique que les candidats ou ses partisans aillent à la rencontre de leurs électeurs potentiels.
À ce propos, il est très instructif de voir à quel point Emmanuel Macron n'a bénéficié d'aucune solidarité de ses collègues du gouvernement lorsqu'il a reçu des œufs durant son déplacement le 6 juin 2016 à Montreuil. Il se serait agi d'un autre ministre, par exemple Christiane Taubira lorsqu'elle était ministre, on devine la levée de boucliers que cela aurait déclenché (C'est Joseph Macé-Scaron qui l'imaginait le 6 juin 2016 sur i-Télé).
Dans le passé récent, on peut aussi citer le mouvement "Désirs d'Avenir" orchestré par Ségolène Royal pour sa campagne présidentielle de 2007, dont le but était de connaître l'état de l'opinion en utilisant les technologies de la communication les plus modernes (la fameuse ségosphère).
De même, la forte participation du MoDem, durant l'été 2007, dans le sillage de François Bayrou, à l'issue de cette même élection présidentielle de 2007, a montré un besoin de renouvellement de la démocratie représentative par une certaine démocratie participative. Des personnes qui n'avaient eu aucun engagement politique, plutôt venant de la population active, ayant déjà des responsabilités (professionnelles, familiales), y ont vu un intérêt nouveau pour la chose politique.
Ces mouvements à forte attente ont terminé dans la déception parce que la logique politique avait repris le dessus. Pour le MoDem, à cause de la suprématie du leadership de son président sans aucun doute, mais aussi dans les autres mouvements, parce qu'à partir du moment où on a l'ambition de défendre ses idées au plus haut niveau, on doit nécessairement faire quelques concessions voire quelques compromis pour rassembler une majorité absolue d'électeurs.
Une épine
Dans un éclair du lucidité, Laurent Joffrin s'est posé quand même la bonne question le 17 avril 2016 : " Le mouvement Nuit Debout n'a-t-il pas bénéficié d'une bienveillance médiatique qui va bien au-delà de la son importance numérique ? " ("Libération").

Certains organisateurs de Nuit Debout voudraient maintenant imaginer une véritable formation populaire qui rendrait à l'extrême gauche ce que l'extrême droite lui a pris, à savoir les électeurs en colère, mécontents de la précarité et du chômage. Mais est-ce compatible avec la hâtive candidature de Jean-Luc Mélenchon (déclarée le 10 février 2016), qui disait lors de son premier meeting, place de Stalingrad (tout un programme) le 5 juin 2016, que sa candidature avait déjà résolu un gros problème, qui, et qu'il restait à construire le quoi ?
Que restera-t-il de Nuit Debout ? Eh bien, je pense que ce rassemblement restera surtout une épine au pied gauche de François Hollande. Et que cette épine pourrait lui être fatale à l'élection présidentielle de 2017.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 juin 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Nuit Debout.
La démocratie participative.
La France archaïque.
Le vote électronique.
François Hollande.
Emmanuel Macron.
François Bayrou.
Ségolène Royal.
Jean-Luc Mélenchon.
La pluie à Paris.
Mathématiques militantes.
Quelques dessins humoristiques sur Nuit Debout (printemps 2016).

http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160412-nuit-debout.html