Traduire Dante
Danièle Robert se déplace entre les vers de la Commedia avec un émerveillement pour la beauté de l’œuvre à la fois intime et scrutateur, fait de fascination immédiate et d’écoute très attentive. Cet émerveillement se transforme en une pulsion à comprendre et interpréter le poète là où il est inimitable et sublime : la douce répétition qu’est la rime, pulsation physique et métaphysique d’une langue corporelle, fantastique, extrême. Convaincue – avec Dante lui-même, celui du Convivio – du fait que traduire signifie rompre de toute façon le « lien musaïque » qui unit dans le langage poétique le son et le sens, Danièle Robert, de vers en vers, de terzina en terzina, réduit cette fracture en recomposant musicalement, dans sa propre langue et avec sa propre langue les frottements vocaliques, les tonalités hautes et basses, les modulations âpres et douces, les dialogues, interlocutions, cris, plaintes, invectives, soupirs, silences. De même qu’est multiple et tentaculaire la langue de l’Enfer dantesque, abyssal est son monde, à tel point qu’il trouve des résonances dans le tragique de notre époque.
Une conviction exégétique ferme et déclarée sous-tend l’aventure de la traductrice : la terza rima – son enchaînement, son timbre irisé de mille tonalités – est le germe à partir duquel naît le miracle de la Commedia avec, en toile de fond, l’éblouissante et impénétrable théologie de la Trinité. Adhérer, pour le traduire, à cet enchantement signifie se situer du côté du chant, unité qui scande l’aventure compositionnelle de la Commedia, et le chant est fondé sur la voix, sur le rythme, sur la vague du son qui rebondit, percussif, de rime en rime et lie les terzine entre elles en une mélodie qui est à la fois aventure visuelle, récit, dramaturgie. Cette toile répétitive sublime a permis à la Commedia dantesque de voyager dans le temps, d’être dite à haute voix sur les places des villes petites ou grandes ou dans les campagnes, constituant, avec l’ottava rima de l’Arioste et du Tasse la matière première des conteurs populaires. La traduction de Danièle Robert accueille les fils lumineux de cette toile musicale dans la langue française : ainsi, outre le Dante de la tradition savante, c’est celui de la tradition populaire qui témoigne de sa présence, de sa vita nuova.
Danièle Robert démontre, avec douceur et discrétion mais aussi une ardeur amoureuse, précisément avec joy d’amor, à quel point traduire veut dire, pour nous traducteurs, accueillir dans notre propre langue l’autre langue, son timbre, son univers, sachant que ce geste même contamine la nôtre, notre mode de penser, de sentir. C’est pourquoi l’acte de traduire est en même temps une expérience qui renouvelle notre langue et une prise de risque qui fait revivre la poésie traduite. De cette double renaissance, la traduction de Danièle Robert donne un très beau témoignage.
[Antonio Prete]
traduit de l’italien par Stéphane Lagorce
Dante Alighieri, Enfer, traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert, édition bilingue, Actes Sud, 528 pages, 25 €.