Bernard Camus, un libraire égaré dans le siècle des néons.

Par Bernard Deson

Hier matin, j’ai croisé Bernard Camus dans les allées d’un centre commercial. « Tu me reconnais ? » me lança-t-il avec un peu d’inquiétude dans la voix. Oui, bien sûr Bernard, je t’ai reconnu et cela m’a fait plaisir de te revoir en si bonne forme car le temps n’est pas tendre avec nous. « Et tu écris toujours ? »  as-tu ajouté. Oui, même si ma bibliographie ressemble à une liste de courses pendant l'Occupation. A bien y réfléchir,  je pense que notre rencontre est un signe du destin et que tu as ta place dans cette galerie de portraits.   Oui Bernard tu as ta place ici, mais à quel titre ? Pas en tant qu’auteur, pas en tant que lecteur,  pas en tant que soutien de mes premiers pas hésitants… En fait,  je dois faire le constat que tu as toujours été un voisin agréable, dans le genre distant,  une silhouette amicale qui vous salue de loin pour bien vous signifier qu’elle ne veut pas s’impliquer  dans votre vie.   Mon premier souvenir de toi est très ancien : il date de la fin des années soixante-dix. Tu étais alors le libraire le plus en vue de Bergerac,  tenant salon rue de la Résistance. Aujourd’hui une boutique de vêtements occupe cet emplacement numéro un très prisé des enseignes nationales. Je devais avoir dix-sept ans à l’époque et, en rupture de ban avec l’éducation nationale, j’avais élu domicile dans une chambre de bonne située dans un sous-sol du vieux Bergerac. A travers le soupirail, je ne voyais guère que les jambes des passants. C’est ici que j’ai composé et assemblé  une revue littéraire faite de trois fois rien mais qui était la dernière étape avant la création de « Germes de Barbarie » l’année suivante.  L’objet était très imparfait, une sorte de fanzine ronéotypé, mais je tirais de sa publication suffisamment de fierté pour jeter ma timidité aux orties et  oser franchir la porte de ta librairie dans le costume du fournisseur.  Il s’agissait de te convaincre d’en prendre quelques exemplaires en dépôt. Même s’il s’est passé plus de trente ans, j’ai gardé un souvenir assez précis de la scène. A droite en rentrant, ta sœur tenait la caisse. Avec un peu de dépit, je t’aperçus au fond du magasin en grande discussion avec  un prof de philo du Lycée Maine de Biran.  Mèche rebelle, pipe à la bouche, pull en cashmere vert, pantalon en velours côtelé marron, tu étais le prototype du parfait libraire digne d’une couverture de Livres Hebdo ou d’un dépliant du Cercle de la Librairie. Un modèle pour moi qui, quelques mois plus tard, allais passer et réussir  le concours d’entrée de l’IUT Métiers du Livre de Talence.  J’ai attendu de longues minutes que tu sois seul, allant d’un livre à l’autre sous le regard bienveillant de ta sœur dont j’ai toujours apprécié la compagnie lors de mes nombreuses visites, complicité tacite des grands timides.  Les mains moites, la voix éteinte, je t’aborde enfin.  Sans préambule je te glisse un exemplaire de mon fanzine entre les mains. Je dois reconnaître ne pas avoir été très convaincant dans ma présentation.  J’ai immédiatement senti que la situation te déplaisait. Tu m’as servi un discours d’esquive où se mêlaient des « non désolé nous ne prenons pas les revues en dépôt-vente, c’est trop compliqué à gérer »  à des « oui, vous êtes sur la bonne voie, revenez me voir lorsque vous publierez quelque chose de plus abouti ».  Honteux et confus, je jurai mais un peu tard que l’on ne m’y reprendrait plus.  Sans complètement déserter ta librairie, je prenais soin avant d'entrer de vérifier que tu n’étais pas là à travers la vitrine. Et puis cinq ou six années passèrent. Tu finis par vendre ton commerce et nous nous retrouvâmes tous deux engagés à la Mairie de Bergerac. Toi, tu t’occupais du « Fonds Ancien » de la Bibliothèque municipale et moi de Bergerac 95, la radio locale propriété d’une association dirigée par le maire de l’époque. Le samedi matin, nous participions tous deux à l’émission de Jean-François Durand « A la croisée des chemins, une rencontre ». J’y réalisais des sketches à partir de l’actualité locale. J’en ai écrit un dont le personnage principal était une sorte de vampire d’opérette dont la ressemblance avec toi n’était pas fortuite. En voici le texte en version longue :

Dans son château hanté du Fonds Ancien, hanté par les termites et le Terminator, Dracamus-le-Vampire (voir Michel Tournier pour l'étymologie de ce nom) est là, las de se faire mettre à l'index de tous les films d'épouvante, las de l'ingratitude des zombies ses frères qui ont réussi  à faire casser son contrat d'exclusivité avec les parfums Alain Delon.  Il est trois heures de l'après-midi. Le soleil défigure un ciel presque bleu. Soudain, trois coups graves retentissent au clocher de l'église de la Madeleine dont le bourdon fêlé vient de se remettre en marche après trois siècles de silence. « Dommage que Lustucru ne fabrique pas de cloches », pense Dracamus encore enfoncé dans un demi-réveil. Comme pour parachever l'ouvrage du campanile, les cris d'une horde d'écoliers en récréation finissent d'ébranler le sommeil diurne du vampire.  Complètement réveillé, Dracamus saute du linceul mais... horreur !  Il s'est levé du pied gauche et maintenant qu'il est sorti du tombeau, plus question d'y retourner avant l'aube !  Que faire en attendant ?  « Fendre du bois, par exemple » A la hache ?  Non, plutôt à la scie à ruban. Face à la spire infernale, Dracamus se sent soumis à une irrésistible tentation : mettre un terme brutal à son destin, mettre fin à ses nuits. Je dis bien « à ses nuits » car les vampires se meuvent entre le lever et le coucher de la lune, accomplissant ainsi les trente-cinq heures d'âme en peine prescrites par leur convention collective.  Quelles mœurs austères, me direz-vous ? Oui, et à propos de stères, puisque nous en sommes aux stères,  Dracamus,  confiné dans son réduit, a branché sa scie sur la ligne haute-tension qui traverse la Mairie  de part en part. Le visage livide, tel un drap lavé par la Mère Denis et rincé avec Soupline, exsangue depuis trois jours, Dracamus regarde fixement la rotation de la scie à ruban qui sent sa courroie se raidir sous elle. « Qu'allez-vous insinuer ? », demande-t-elle à brûle-pourpoint. Alors, Dracamus rugit, découvrant sa bouche où les canines manquent cruellement depuis qu'il les a brisées lors d'un accident de trapèze. D'ailleurs, il ne lui reste plus guère que deux méchantes molaires au fond de la mâchoire qui témoignent de son manque d'assiduité chez son dentiste. Donc, en conclusion de je ne sais quel rite obscur, Dracamus rabat sa cape sur sa tête hideuse, bondit et retombe lourdement sur la scie qui séant entame sans démordre cet agresseur imprudent. A ce moment de notre histoire,  il est utile de préciser que la scie, elle, a encore toutes ses dents. « Putain de doigt ! » hurle notre vampire alsacien en constatant avec dépit que pas même une goutte de sang ne jaillit de sa main tranchée. Moralité : Vampire assoiffé perd son sang-froid ».

Si ma mémoire est bonne, l’accident de scie à ruban était authentique.  Chaque samedi, Pierre Tesquet (Cahiers Joseph Delteil) nous tenait compagnie avec sa bonne humeur et ses bons mots. Je prépare un portrait de lui pour très bientôt. Et puis tu as fini par disparaître vraiment et nous nous sommes recroisés tous les dix ou quinze ans sans qu’il y ait d’amélioration dans ton intérêt pour la production de Germes de Barbarie. Tu auras donc été un observateur inattentif de tout cela et qui peut t’en blâmer ? Mais cela m’attriste de songer que,  sauf erreur, les seuls textes de moi que tu connaisses soient ceux (plutôt légers) de mes sketches radiophoniques. Mais peut-être me suis-je trompé depuis le début, traçant de toi un portrait peu conforme à la réalité ? Si c'était le cas, tire le signal d'alarme, provoque-moi en duel, ne laisse pas l'offense impunie. Dans l'attente d'un prompt réchauffement de nos relations épistolaires, je te prie de recevoir, cher Bernard, mon plus amical portrait-souvenir.