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Tabarly vu par Yann Queffelec...

Publié le 17 juin 2008 par Stephanebigeard

Propos de Yann Queffelec, recueillis par Claire Raynaud.
"J'ai eu la chance de côtoyer Tabarly quand j'étais gamin.
C'était le début des années 60 et je passais alors, tous les étés en Bretagne, où je suivais les cours d'une école de croisière sur l'île de Groix, dans le Morbihan.
Ce n'était pas une école de voile classique, dans laquelle on se contentait d'enseigner les techniques de navigation, mais plutôt une école de mer et une école de vie, où l'on s'attachait à inculquer aux jeunes l'esprit marin.
À cette époque dans le petit monde à la voile, Tabarly était déjà un nom, une idole.
C'était le gars qui dormait dehors sur le pont, qui se réveillait 10 fois par nuit pour bricoler son bateau et qui attendait le gros temps pour sortir en mer.
Nous avions l'impression que le monde entier le connaissait alors que sa réputation ne dépassait sans doute pas les remparts de Saint-Malo.
Mais pour ceux qui aimaient la voile, il était notre maître à penser et à naviguer.
Il n'avait encore rien gagné, mais déjà nous lui prêtions des exploits qui n'avaient pas encore accompli.
Il se préparait à disputer sa première transat anglaise et, pour s'entraîner, il participait les régates avec les écoles de croisière du Morbihan.
C'est dans ce cadre que j'ai embarqué avec lui, durant l'été 63.
Peut-on se prévaloir d'avoir été l'équipier de Tabarly, quand cela n'a duré que quelques heures ?
Sans doute que non.
Pourtant c'est un souvenir que je ne cesse de ressasser, de dilater, d’agrandir, surtout depuis qu'il est parti.
J'ai donc passé une journée avec lui.
Nous étions trois à bord, le troisième homme qui avait sans doute pris une cuite la veille au soir, a disparu dans sa couchette et nous n'en avons jamais entendu parler.
Donc finalement, cette régate est transformée en un tête-à-tête avec Tabarly.
Même s'il était très réservé et qu'il n'avait pas envie de parler pour ne rien lire, ce qui m'a le plus touché ce jour-là, c'est son immense bonté.
Quand j'étais adolescent, j'étais très attaché à ce rayonnement masculin, parce que j'avais un père qui était terriblement sévère.
Tabarly possédait au contraire ce qui manque le plus à ce moment précis de mon existence : une grande humanité vis-à-vis des plus jeunes.
À chaque fois que je l’ai revu par la suite, j'ai d'ailleurs ressenti cette même impression : derrière sa discrétion il avait une vraie attention pour les autres.
J’aurais bien aimé qu'il fasse partie de ma famille.
Pas qu'il soit mon père ou mon frère parce que j'aurais alors été tenté de le copier.
Non, j’aurais voulu qu'il soit mon cousin, parce que j'aurais pu être à ses côtés tout en l’admirant de manière totalement désintéressée.
Dans la vie, nous avons tous besoin d'avoir des modèles, des personnages que l'on admire.
Pour moi, Tabarly est de ceux-là.
C'est un héros de notre temps.
C'était un homme droit, incroyablement courageux et qui avait une passion de la mer mais aussi de l'être humain.
Même s'il n'était pas forcément très pédagogue il inculquait à tous ses équipiers le dépassement de soi.
Et c'est une qualité que de ne pas se contenter d'être facilement et médiocrement soi-même.
Même si j'ai aussi un grand respect pour un champion comme Zinedine Zidane qui est un héros pour les jeunes générations je nourris beaucoup plus d'admiration pour Tabarly.
Parce qu'il a risqué sa vie, parce qu'il a bravé les éléments, parce qu’il a bouclé des tours du monde dans des conditions cataclysmiques et impossibles.
Et surtout parce qu'il a posé la question des extraordinaires capacités de l'être humain, de manière beaucoup plus profonde que ne peut le faire un joueur de football, aussi génial soit-il.
Au-delà de ses exploits, ce qu’a aussi réussi Tabarly, c'est d'avoir réconcilié la France de l'intérieur avec la mer, et de nous avoir fait comprendre à tous qu’il existait une humanité amphibie.
Plus que ses victoires, ce qui m'a toujours fasciné chez lui, c'est son incroyable dont le comédien océanique.
Plusieurs fois qu'on l'a donné perdu ou mort, et, comme par miracle, il réapparaissait en vainqueur sur la ligne d'arrivée, donnant ainsi à chaque course une dimension de tragédie grecque.
Quand il nous a quittés, j'ai entendu des choses vraiment absurdes, comme quoi il était mort de sa belle mort.
Je crois au contraire que c'était son plus gros loupé.
Je l'ai imaginé basculant de ces eaux glacées et voyant son cher Pen Duick s'éloigner à jamais.
Et j'ai tout de suite repensé à cette phrase qu'il répétait sans cesse et qui s'est finalement retournée contre lui :
« Un marin qui tombe à la mer n'a pas sa place à bord. »
Je me suis souvenu que, durant cette journée que j'avais passée en mer avec lui, je l'avais vu plonger sous le bateau et remonter à bord en faisant des acrobaties incroyables.
C'est comme si, pour moi, la boucle du souvenir s'était bouclée.
J'aimerais juste avoir le pouvoir de lui dire ces quelques mots, en espérant qu'il les entende :
« Mais qu'est-ce que tu as foutu, Éric ?
Pourquoi es-tu parti si vite ?
Parce qu'il te restait encore de belles années devant toi pour nous offrir enfin à nous, humains, ce que tu avais jusque-là réservé à la mer ».

Allez, au plaisir de vous lire...

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