(De notre envoyé spécial.) Serès (via Salonique, 1er juin. Une fois de plus la Macédoine pleure et tremble, et je viens de la voir dans ses larmes, et je viens de la voir dans sa peur. Dimanche matin, je quittais Salonique pour Serès et Demir-Hissar. Il devait bien y avoir un mouvement à Salonique, des cortèges, des protestations, mais qu’était-ce que cela ? Ce n’était que la répercussion de ce qui se passait plus haut. C’était plus loin que l’on souffrait et c’était à Salonique que l’on allait crier. On ne savait qu’imparfaitement ce qui arrivait ; c’est ainsi dans tous les pays du monde devant le geste de l’invasion. Les Bulgares étaient-ils à Demir-Hissar ? Les Bulgares étaient-ils à Serès ? On disait oui, on disait non. L’auto roulait, nous traversions les lignes françaises.
Sur la route Le premier poste nous dit : « Je crois que vous ne pourrez pas aller à Serès » ; nous continuons. Nous arrivons au quartier du général … : « Vous pouvez encore aller à Serès, nous dit-il, quant à Demir-Hissar prenez vos précautions, on signale des patrouilles ennemies à Sadjack ». Nous avions dans notre voiture un soldat grec, il devait rejoindre sa garnison, c’était le seul moyen qui lui restait, en vue de Lahanna où les Grecs battirent les Bulgares en 1913. Le soldat pleurait la tête dans sa main, puis subitement il tendit le poing en blasphémant. Je n’ai pas compris ce qu’il disait, mais j’ai compris qu’une rage contenue l’avait enfin étouffé. Au même endroit où il avait battu les Bulgares voici qu’il pense que, trois ans plus tard, en touristes, les Bulgares reprennent son pays. Comprenez-vous l’aberration de cette affolante histoire ? Les ennemis les plus séculaires des Grecs rentrent chez les Grecs avec le consentement du Gouvernement grec, et les soldats qui ne sont pas dans les combinaisons les voient approcher. « Nos ennemis, crient-ils, – et ils les reconnaissent bien puisque ce sont leurs ennemis de toujours – et ils tirent. — Que faites-vous ? leur crient les Bulgares, nous avons la permission. » Les soldats tirent toujours. — Attendez ! Attendez ! répètent les Bulgares, vous allez voir que nous avons la permission, nous allons vous le faire téléphoner par votre gouvernement, » et le gouvernement grec téléphone aux soldats grecs : les Bulgares ont raison. Au soldat qui est dans ma voiture, je dis : « Pourquoi pleures-tu ? C’est toi qui n’es pas au courant. Pourquoi voudrais-tu qu’en 1916 la guerre se fasse comme en 1913 ; l’humanité a fait des progrès depuis ; ton pays a remplacé les canons par le protocole, voilà tout. » Serès, à vol d’oiseau, n’est qu’à 50 kilomètres de Salonique. C’est à 94 kilomètres par la route ; on contourne tout le temps des montagnes. De très loin on l’aperçoit au bout d’une splendide plaine. La riche plaine ! on comprend que les Bulgares la veulent. Même sous les Turcs elle était prospère. Elle fournit le monde entier de tabac de luxe. Mais sans doute que le gouvernement grec ne fume pas. Voici la Strouma. Nous sommes arrivés au pont d’Orliako. Les Français sont d’un côté, les Grecs de l’autre. Peu de temps après nous devions assister à la transmission du pouvoir. Nous voulions retourner dire un mot au poste. Les Grecs se refusaient à nous laisser franchir le pont, cela déplaisait fort à un officier que nous réintégrions nos lignes. De l’autre côté de la Strouma, nos mains en porte-voix, nous nous sommes mis à crier aux nôtres : « Venez nous chercher, les Grecs ne veulent pas nous laisser passer. » Un soldat bleu se détacha et traversa le pont en courant : « On prend le pont à la minute, nous dit-il. Regardez, nous arrivons. » C’était un bien curieux spectacle ; quatre soldats grecs marchaient en avant, l’un des quatre, je ne saurai jamais pourquoi, portait une lanterne. Il était cinq heures de l’après-midi. Un détachement français, l’arme sur l’épaule, suivait. Le capitaine marchait en marge, les pas sonnaient sur le pont de bois. Quand la petite troupe l’eut traversé, halte ! cria le capitaine. Nos soldats posèrent leurs armes. Le Grec posa sa lanterne. Nous occupions les deux rives de la Strouma.
À Serès Voilà Serès, mais à son entrée, voilà la peur. Tout Demir-Hissar vient de refluer sur la ville. Des chars à bœufs, des ânes, des matelas, des enfants, des meubles, des moutons, des femmes, des poules attachées en grappes sur un bâton, des hommes ; tout est l’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Ce n’est pas la première fois que ça leur arrive, ils ont l’habitude de cette désolation, ne sont-ils pas nés pour ça ? Mais cette fois, ils ont l’air de demander pourquoi. Pourquoi, puisque ce n’est pas la guerre. Il y a trois ans, ça se comprenait, on entendait le canon, on entendait le fusil. Aujourd’hui, on n’entend rien. Pourquoi les Bulgares rentrent-ils alors à Demir-Hissar ? Il y a trois ans, ils y ont massacré 150 personnes, ils ont torturé le métropolite, nous sommes partis : c’était la guerre. Mais aujourd’hui : pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? Je rentre dans Serès. Il y a vingt mois j’eus la même impression en pénétrant à Hazebrouck. Les Allemands venaient d’y faire une incursion. Ils avaient disparu, on ne savait pas où ils étaient. Une peur froide pesait sur la ville. Une peur froide pèse sur Serès et non seulement les Bulgares n’y sont pas rentrés, mais ils en sont à plus de trente kilomètres : vous voyez la terreur qu’ils inspirent. C’est aussi que la ville n’a qu’à lever les yeux pour voir toutes vives les traces de leur passage. La moitié de la ville est en ruines et les Bulgares, avec permission, s’approchent de Serès. C’est comme si dans le temps, les anciennes familles des martyrs avaient consenti au bout de quelques mois à laisser pénétrer les lions auprès des ossements de leurs victimes. C’est la peur froide et c’est l’angoisse. C’est la peur, parce que l’on sait que les Bulgares n’ont pas de parole, qu’ils ne s’arrêteront pas au protocole signé. Et l’on sait cela, parce qu’on en a la preuve. La gare de Demir-Hissar n’était pas comprise dans la combinaison. Or, les Bulgares ont pris la gare de Demir-Hissar, pourquoi ne prendraient-ils pas aussi Serès ? C’est l’angoisse, parce qu’il n’y a plus de pain. Samedi il restait 40 sacs de farine, le préfet en a fait distribuer dix aux familles. Dix ont été employés aujourd’hui, jeudi. Les dix autres le seront demain, et ce sera fini ! C’était l’armée française qui ravitaillait Serès ! chaque jour, dix camions apportaient la nourriture à ces peuples maudits de la Macédoine. Mais la Grèce vient d’ouvrir cette région aux Bulgares. Le général Sarrail ne peut tout de même pas continuer à envoyer de la farine sur les pas de ses ennemis. Depuis hier, plus rien ne rentre, et plus personne ne sort. Serès, sa plaine, sa région, c’est une île entre deux armées et Serès, sa plaine et sa région vont assister bientôt à des désolations sans nom. Je sais ce que je dis, mais je ne puis pas le dire plus clairement. « Dans trois jours, c’est le préfet de Serès qui me parle devant la mosquée de la petite ville tremblante, dans trois jours, ce seront ici des scènes indescriptibles. On me criera : du pain ! et je n’en aurai plus. On maigrira de peur, on mourra de faim, et je frémis de ce spectacle, et je vois déjà tous mes habitants sortir de la ville, traverser les 16 kilomètres qui les séparent des vôtres, de la mer, à l’entrée du pont Orliako, les bras en l’air, les enfants en avant se jeter à genoux et supplier vos soldats, qui ont reçu l’ordre de ne plus laisser passer personne, de les laisser passer quand même ! »
Le Petit Journal, 3 juin 1916