Certains des fondements sur lesquels repose le modèle d’affaires de l’industrie de la technologie menacent de s’écrouler et les tentatives de rafistolage ne semblent pas prometteuses. Y a-t-il un sauveteur dans la salle?
J’habite à quelques centaines de mètres du pont Champlain. Par conséquent, j’habite aussi à quelques centaines de mètres du chantier du nouveau pont Champlain, qui devrait être inauguré en 2018 si tout se passe comme prévu – soit plus de 30 ans après le début des travaux de réfection majeurs qui devaient sauver le vieux et dans lesquels j’étais coincé à peu près à tous les soirs en rentrant du cégep.
L’actuel pont Champlain (ou ce qu’il en reste) est un bon exemple d’un modèle d’affaires qu’il aurait été préférable d’abandonner plus tôt. En voici deux autres qui ne me semblent pas avoir beaucoup plus d’avenir : la publicité comme soutien quasi exclusif à la production de contenu en ligne, et l’obsolescence programmée des gadgets qui incite le consommateur à renouveler son équipement à tous les 12 à 24 mois.
Un autre clou dans le cercueil de la pub?
Je vous ai déjà parlé de ce que je pense de la publicité en ligne en tant que modèle commercial et des mesures qu’il aurait fallu prendre pour mettre un terme à la course aux armements entre publicitaires et bloqueurs de pub.
Je n’étais pas très optimiste à l’époque, et je le suis encore moins maintenant.
Plus de 420 millions d’utilisateurs ont maintenant installé des logiciels de blocage – ou des navigateurs web qui bloquent la pub systématiquement, sans intermédiaire – sur leurs téléphones.
D’abord parce que les internautes semblent vraiment excédés. Plus de 420 millions d’utilisateurs ont maintenant installé des logiciels de blocage – ou des navigateurs web qui bloquent la pub systématiquement, sans intermédiaire – sur leurs téléphones, ce qui représente une hausse de 90% par rapport à la même date l’an passé. Le phénomène est particulièrement répandu en Chine, en Inde, en Indonésie et au Pakistan; en Amérique du Nord et en Europe, il demeure marginal, ce qui est particulièrement curieux au Canada où les forfaits de données faméliques sont légion et où dépenser une partie significative de son quota mensuel pour télécharger de la pub doit en faire rager plus d’un. Quoi qu’il en soit, s’il faut se fier à l’évolution du marché du logiciel de blocage pour ordinateurs personnels, la situation dans nos régions pourrait basculer assez rapidement.
Deuxièmement, parce que les solutions que les publicitaires et les manufacturiers semblent avoir choisies pour régler le problème ne brillent pas exactement par leur originalité. Selon le Wall Street Journal, Samsung aurait l’intention d’utiliser une mise à jour du micrologiciel de ses téléviseurs intelligents pour se transformer en régie publicitaire et insérer des messages commerciaux dans la barre de menu de son système d’exploitation; un programme pilote aux États-Unis aurait convaincu la compagnie de la viabilité du projet à l’échelle internationale.
L’ironie, c’est que Samsung aurait pris cette décision parce que ses téléviseurs intelligents ne se vendent pas assez. Pas sûr que ce soit la bonne manière de provoquer une ruée vers les magasins.
La satisfaction des consommateurs est l’ennemie des manufacturiers
Les téléviseurs ne sont pas la seule catégorie d’équipement électronique dont les ventes battent de l’aile, malgré tous les efforts que les manufacturiers ont consentis pour nous convaincre que la 3D et la 4K étaient nécessaires tout-de-suite-maintenant-ça-presse.
Photo : Blake Patterson
Une nouvelle étude sur le marché du téléphone intelligent, par exemple, prévoit un ralentissement de la croissance des ventes à l’échelle mondiale et une diminution de 1% par année en Amérique du Nord et de 14% en Amérique latine. Les firmes de consultants qui rédigent ces études n’étant pas spécialement reconnues pour leur pessimisme, les beaux jours ne sont sans doute pas prêts de revenir. D’autant plus que le même phénomène frappe déjà le marché de la tablette, qui patauge depuis 2015.
Pourquoi? Parce que les produits que les consommateurs détiennent font déjà l’affaire. Si vous avez déjà un téléphone LTE, pourquoi le changeriez-vous à moins de l’avoir récemment échappé dans un malaxeur? Et votre iPad Air 2, il fait encore très bien le boulot, n’est-ce pas?
Or, la plupart des manufacturiers opèrent encore sur le principe d’une obsolescence programmée et d’un produit que le consommateur voudra changer le plus souvent possible. Au début du cycle de vie d’une nouvelle plate-forme, cette stratégie est raisonnable : la différence de fonctionnalité entre les deux ou trois premières générations d’une gamme de produit peut être significative. Mais quand les gains marginaux deviennent à peine identifiables d’une année à l’autre, comment s’étonner que les consommateurs gardent leurs appareils pendant cinq ou dix ans plutôt que 18 mois?
Et comment s’étonner, alors, que les manufacturiers qui comptent sur des ventes aux mêmes clients à chaque année s’arrachent les cheveux en ce moment?
Les consoles de jeux vidéo
Ce qui m’amène à penser que, si Microsoft et Sony comptent vraiment transformer les consoles de jeux vidéo en produits que l’on met à jour à tous les deux ans, la réception du marché pourrait leur causer de désagréables surprises.
Convaincre un acheteur qui a toujours été conditionné à être satisfait de son produit pendant 5 ou 7 ans à le remplacer après 18 mois va exactement dans le sens contraire du phénomène qui émerge ailleurs dans le monde de la technologie.
D’une part, les joueurs sur consoles sont habitués à ce que leur investissement dure. Convaincre un acheteur qui a toujours été conditionné à être satisfait de son produit pendant 5 ou 7 ans à le remplacer après 18 mois va exactement dans le sens contraire du phénomène qui émerge ailleurs dans le monde de la technologie, où les consommateurs habitués à changer aux 18 mois se rendent compte qu’ils pourraient être satisfaits du même produit deux ou trois fois plus longtemps. Bonne chance.
D’autre part, pour les développeurs, changer de plateforme cible aux deux ans implique de vivre dans une fenêtre de lancement perpétuelle. Les jeux de lancement des consoles étant rarement d’une qualité transcendante, je ne suis pas certain qu’on y gagnerait au change.
Et ça, c’est sans parler du fait que les pauvres développeurs auront bientôt le choix entre produire à grands frais trois versions optimisées du même jeu pour trois versions de la même console, se contenter de viser le plus bas dénominateur commun entre ces trois versions et risquer d’être éclipsés par la compétition, ou bien viser le haut de gamme et se priver des deux tiers de la base d’utilisateurs. Ils vont être contents…
La morale de cette histoire
Bref, les manufacturiers feraient mieux d’inventer de nouveaux segments de marché plutôt que de tenter de maintenir les cycles de vie de leurs produits actuels artificiellement courts, tandis que ceux qui espèrent encore que la publicité renaîtra de ses cendres pour sauver le contenu en ligne feraient mieux de retourner à leurs planches à dessin.
Évidemment, si je savais comment réinventer des pratiques d’affaires aussi solidement ancrées dans la tradition que la pub et l’obsolescence programmée, je serais un PDG multimillionnaire plutôt qu’un simple doctorant qui devrait avoir honte de faire des folies pareilles à son âge.
Mais disons que, si j’étais actionnaire d’une entreprise dont le PDG multimillionnaire s’entête à répéter les erreurs du passé, je crois que je songerais à investir ailleurs. Pensez-y.