De Sun Tzu à Steve Jobs, la stratégie est le nœud de toutes les décisions et la matrice de la plupart des tragédies. En matière de stratégie, c'est avec le monde parfois indocile que la pensée ferraille, sans cesse blessée par la résistance du réel à l'idée. D'origine militaire, irriguant la politique puis l'économie et les affaires, la stratégie a une histoire qui danse avec l'Histoire.
Le 5 juin 1942, l'aviation américaine coule quatre porte-avions japonais à Midway. La guerre contre le Japon, commencé six mois plus tôt, est finie. La suite ne sera que péripéties : le Japon a perdu ses quatre porte-avions, les États-Unis n'en ont perdu qu'un sur trois engagés dans la bataille. Et ils en possèdent une dizaine. Or cette guerre se livre avec des porte-avions.
Les Japonais étaient venus à Midway avec quatre porte-avions pour couler les trois porte-avions américains. S'ils avaient réussi leur coup, ils auraient été bien partis dans la guerre. L'examen de la bataille montre que les Américains ont gagné parce que l'amiral Nimitz a pris les bonnes décisions aux bons moments, en l'occurrence en sachant où et quand envoyer l'aviation. À l'inverse, l'amiral Yamamoto qui n'était pourtant pas un bleu, ni tombé de la dernière pluie, a pris les mauvaises décisions aux mauvais moments. Les porte-avions japonais ont été attaqués par l'aviation américaine alors que leurs avions n'étaient plu là pour les défendre. Ils n'avaient aucune chance d'éviter d'être coulés.
Ce ne sont ni les moyens ni même le talent stratégique qui ont fait la différence mais bel et bien l'information.
Nimitz a pris les meilleures décisons et gagné la bataille parce qu'il avait une information réaliste sur les positions des bateaux ennemis. Yamamoto, quant à lui, a pris des décisions fondées sur des informations inexactes. Cette dissymétrie dans l'information explique le résultat. Ce ne sont ni les moyens ni même le talent stratégique qui ont fait la différence mais bel et bien l'information. La ruse des Japonais et leur goût pour les opérations indirectes n'ont pas inversé le poids de l'information.
" Une armée sans agents secrets est exactement comme un homme sans yeux ni oreilles ", écrit Sun Tzu. Ceci illustre le premier postulat de la stratégie militaire. La stratégie se matérialise par des décisions et la décision est fondée sur l'information.
Ce postulat est repris dans les stratégies d'entreprise avec l'idée de veille stratégique. La veille stratégique tourne souvent à la veille concurrentielle. On observe minutieusement ce que font les concurrents.
On ne saurait nier dans l'univers de l'entreprise qu'un stratège doit être informé sur le monde, les marchés et les concurrents. Cela ne fait pas débat. Mais ceci peut conduire à un biais stratégique, celui de l'imitation. N'oublions pas que les stratèges agissent et décident dans une situation d'enjeu et d'incertitude. Or il est malvenu d'engager des enjeux forts sans certitude de réussite. Dans ce cas, il est rassurant d'imiter les concurrents. Cette façon de procéder conduit à une faible innovation.
Avec quelques coups non standard, Apple a réussi à se tailler la part du lion et à tailler quelques croupières à ses concurrents.
La biographie de Steve Jobs est à ce sujet fort éclairante. Il réussit en 1979 avec une petite équipe et presque sans capitaux à réaliser et vendre des ordinateurs domestiques, le fameux Apple. Qui peut penser que les leaders de la vente d'ordinateurs, à commencer par IBM, n'étaient pas capables d'en faire autant ? Mais l'observation montrait premièrement qu'il n'y avait pas de marché pour l'ordinateur domestique et deuxièmement que les concurrents ne s'y lançaient pas. Ça ne devait donc pas être une très bonne idée. Avec quelques coups non standard, Apple a réussi à se tailler la part du lion et à tailler quelques croupières à ses concurrents. Qui peuvent se dire qu'avec les stratégies standard, ils ont loupé quelques épisodes dans une série à rebondissement.
Mais en contexte d'incertitude, il paraît moins risqué de faire comme les autres. Ce raisonnement est parfois si puissant qu'il peut conduire certaines industries à subir leur mort stratégique sans réagir intelligemment, comme cela a été le cas pour l'industrie du disque qui a cherché son salut dans l'interdiction du téléchargement. On est alors proche du suicide stratégique.
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