Le pouvoir du peuple peut-il devenir tyrannique ? On associe ordinairement démocratie et souveraineté populaire. Dans un État légitime, la plus haute autorité est celle des lois, et les lois sont l’expression de la volonté générale ; d’où il semble que la loi suprême d’un État démocratique soit la volonté de la majorité. Or, ainsi conçue, la démocratie risque de devenir le pire des régimes.
L’idée de souveraineté populaire, développée par Rousseau dans le Contrat social, ne suffit pas si elle n’est pas subordonnée à l’idée de justice. La souveraineté, selon Tocqueville, ce n’est pas le droit de tout faire, mais le droit de faire tout ce qui est juste. Les décisions d’une assemblée populaire ou d’un parlement sont légitimes à condition qu’elles soient conformes à la Justice.
Antérieurement aux lois positives de l’État il faut reconnaître la valeur de certaines règles éternelles de justice. Que pour un châtiment ou un salaire il faille traiter également des cas égaux et différemment des cas différents, cette règle est d’une telle évidence, et son contraire si manifestement injuste, qu’on ne peut pas dire que le peuple en soit l’auteur, mais simplement qu’il l’adopte. De même, les droits de l’homme ne sont pas promulgués, telle une loi qu’on pourrait ensuite abroger, mais déclarés, au sens où on en reconnaît la validité permanente.
Au-dessus de la volonté du peuple trône donc la justice. Qu’une décision soit prise à la majorité ne signifie pas qu’elle soit juste. Si elle impose les intérêts de la majorité à l’encontre de ceux de la minorité, au lieu de viser l’intérêt général, cette décision majoritaire n’en est pas moins despotique. Par exemple si on décide qu’une partie de la population supportera seule le fardeau de la production. Il y a donc des lois injustes, auxquelles il est légitime de résister.
En apparence, chaque nation décide souverainement de ce qui est permis et défendu, légal et illégal. En réalité, le pouvoir législatif est borné par une idée transcendante de justice. D’où la comparaison avec un jury, qui doit certes rendre la justice, mais conformément à une loi dont il n’est pas l’auteur. Il n’y a pas d’autorité législative absolue, c’est-à-dire déliée de l’obligation d’être conforme à la justice. Comme si le seul qui eût le droit de tout faire fût Dieu, dont la toute-puissance est ordonnée à la bonté. A moins que cette souveraineté ne soit celle du genre humain pris comme un tout, et de ses droits inaliénables.
D’un côté donc la volonté de la majorité est l’origine de tout pouvoir : comme l’avait montré Rousseau, nul ne peut vouloir à la place d’un autre, et aucune décision politique ne peut se passer du consentement, au moins implicite, des citoyens. Mais d’un autre côté, la justice est le fondement de tout pouvoir légitime : on n’est tenu d’obéir qu’aux décisions qui favorisent également ou équitablement tous les citoyens.