Je vous souhaite d'avoir la chance de croiser sa route. Elle parle très bien français, ce qui facilite les échanges avec elle. Mais surtout, elle ne se réfugie derrière aucune périphrase pour répondre aux questions avec une sincérité absolue. Elle a de plus une propension à réfléchir sur sa pratique avec humilité. Passer une soirée avec elle est un vrai bonheur.
Vous la connaissez sans doute par ses livres, des romans historiques qui vous tiennent en haleine jusqu'au bout, et même au-delà. Combien de fois ai-je fait allusion à une séquence de la Jeune fille à la perle dans un de mes billets ! Inspiré par le célèbre tableau de Vermeer, il a séduit 5 millions de lecteurs dans le monde, a été adapté au cinéma avec Colin Firth et Scarlett Johansson avec 3 nominations aux Oscars en 2004.
Elle est venue à Paris pour le lancement de son dernier livre, A l'orée du verger, dont l'action principale se déroule dans l’Ohio, une région qu'elle connait bien puisqu'elle a étudié à l’Université d’Oberlin.
La famille Goodenough s'installe en 1838 sur les terres marécageuses du Black Swamp, dans l'Ohio. Chaque hiver, la fièvre vient orner d'une nouvelle croix le bout de verger qui fait péniblement vivre cette famille de cultivateurs de pommes. Tandis que James, le père, greffe des arbres pour obtenir des pommes à couteaux à la saveur parfaite, la mère, Sadie, préfère les pommiers à cidre pour fabriquer de l'eau-de-vie.
Quinze ans passent sur ces terres hostiles. Leur fils Robert part tenter sa chance dans l'Ouest. Il y sera garçon de ferme, mineur, orpailleur, puis renouera avec la passion des arbres en prélevant des pousses de séquoias géants pour un exportateur anglais fantasque qui les expédie en Europe. De son côté, sa sœur Martha traverse le pays à sa recherche, accompagnée d'un lourd secret à lui faire partager...Tracy Chevalier nous plonge dans un pan méconnu de l’histoire des pionniers et dans celle du commerce des arbres, soit dans un objectif de consommation, soit dans celui de l'agrément. Mêlant personnages historiques et fictionnels, de New York à San Francisco, À l’orée du verger peint une fresque sombre mais profondément humaniste, et nous livre une épopée familiale touchante.
Le procédé narratif est inhabituel, avec des ruptures dans la chronologie pour entretenir le suspense : je n'ai pas voulu écrire une saga western. L'insertion des lettres de Robert à sa famille permet d'accélérer le temps et de poser l'angoissante question du destinataire. Quelqu'un les a-t-il lues puisqu'elles restent sans réponse ?
C'est en France qu'elle a rédigé ces courriers, alors qu'elle voyageait en train de Montpellier à Paris, se mettant presque dans la situation de son personnage tentant de lancer un pont entre la Californie et l'Ohio.
Le thème du roman lui est venu alors qu'elle effectuait des recherches pour La Dernière Fugitive, publié Quai Voltaire, en 2013. Elle découvre dans Botanique du désir de Michael Pollan un chapitre sur les pommes dans l’Ohio du XIXe siècle. La relation entre les humains et les plantes l'a passionnée. Et particulièrement la pomme, symbole de santé, mais aussi d'ivresse. On pourrait multiplier les références (auxquelles Tracy n'a pas songé) : évocatrice de l'Eden comme du péché originel, de Guillaume Tell à Newton en passant par à Steve Jobs ou encore la pomme de la discorde, synonyme de grave conflit à venir.
La déesse de la Discorde n’ayant pas été invitée au repas de noces de Pelée et Thétis, voulut se venger en jetant au milieu des invités une pomme d’or provenant du jardin des Hespérides, sur laquelle était inscrit : "A la plus belle". Héra, Aphrodite et Athéna se disputèrent le fruit. Zeus demanda à Pâris de départager les déesses. Athéna lui promit la réussite et Héra la richesse mais malgré cela, il désigna Aphrodite qui lui promit l’amour d’Hélène, la femme de Ménélas. Il enleva par la suite la jeune femme, ce qui déclencha la guerre de Troie.
J'ai aussi pensé à la Manzana de la discordia parce qu'en espagnol "manzana" signifie aussi bien pomme que "pâté de maison". Le numéro 43 du Passeig de Gracia, est devenu célèbre à Barcelone en raison de la brouille entre trois riches propriétaires de trois palais, conçus par trois architectes, Puig I cadafalch, Domènech I Montaner et Antoni Gaudi, dans trois styles architecturaux qui à l'époque s'opposaient mais qui aujourd'hui sont très regardés.
Le roman raconte le combat que se livre un couple où l'homme préfère le sucré et la femme l'acide. Et les conséquences sur les enfants. Vous prendrez probablement parti pour ou contre Sadie qui est un personnage très tranché. Mais n'oubliez jamais la dureté du mode de vie de l'époque. James n'est pas non plus exempt de reproche. Il la gifle (p.20) quand elle s'oppose à lui.
Si le pommier est autochtone en France depuis la Haute Antiquité, on sait depuis quelques années que son ancêtre principal est une espèce asiatique, endémique de la zone allant des Balkans au nord des montagnes de l'Altaï.
Des immigrants anglais ont prélevé des rameaux de leurs pommiers préférés (venus du Kazakhstan) afin de les greffer là où ils se sont établis. Au XIXe siècle l'Angleterre s'est prise de folie pour des arbres californiens, notamment des redwoods et des séquoias géants.
Tracy Chevalier a voulu pointer que les arbres étaient une sorte de miroir aux migrations humaines avec ce mouvement inverse de l'Amérique vers l'Angleterre.
J'ai bien entendu pensé à Chateaubriand qui a tant oeuvré dans le domaine botanique en ramenant des arbres du monde entier pour les planter dans le parc de la Vallée-aux-Loups, aujourd'hui propriété du département des Hauts-de-Seine (en accès libre en gratuit). Je vous recommande sa visite, à plusieurs saisons. Surtout pour y découvrir le premier cèdre bleu pleureur, de quelque 600 mètres carrés d'envergure.
Tracy Chevalier a découvert William Faulkner à 19 ans avec The Sound and the Fury (1929), publié en français sous le titre Le Bruit et la Fureur, qui l'a beaucoup impressionnée. Son écriture pourrait aussi faire penser à Tandis que j'agonise (1930) et elle reconnait avoir subi l'influence des premiers romans de Toni Morrison.
Il est possible aussi que Charlotte Brontë ait pu l'influencer. Elles ont toutes deux écrit des nouvelles. Et la jeune fille à la perle ne parle guère plus que Jane Eyre.
Bien que bilingue, elle ne parcourt les traductions de ses romans qu'en diagonale, et est toujours surprise par l'usage du passé simple. Elle ne se relit pas davantage dans sa langue maternelle : j'écris pour vous, pas pour moi.
L'adaptation cinématographique appartient à un autre monde
Interrogée sur des projets cinématographiques Tracy Chevalier souligne qu'un roman se déroule de manière radicalement différente. Elle tient à écrire pour un lecteur et non pour une personne qui regardera.
Elle confie néanmoins un projet autour de Prodigieuses Créatures, Paris, Quai Voltaire, 2010, dont un producteur australien a acheté les droits il y a 5 ans, mais qui n'a pas abouti.
Un nouveau roman ...
Une maison d'édition anglaise lui a demandé ainsi qu'à d'autres auteurs, d'écrire à propos de Shakespeare en s'inspirant d'une pièce du grand dramaturge. Elle a choisi Othello parce qu'elle s'intéresse depuis toujours à l'altérité. L'action commencera aux Etats-Unis en 1974, dix ans après l'adoption du Civil Rights Act interdisant toute forme de ségrégation dans les lieux publics. Tous les personnages ont 11 ans. Un jeune garçon noir arrive dans une école parmi des blancs.