Critique de Britannicus, de Racine, vu le 27 mai 2016 à la Comédie-Française
Avec Clotilde de Bayser, Laurent Stocker, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Georgia Scalliet, Benjamin Lavernhe, et Dominique Blanc, dans une mise en scène de Stéphane Brauschweig
Enfin ! Enfin, la Comédie-Française remonte un Racine ! Le dernier vu en date, Bérénice, monté par Muriel Mayette, ne m’a laissé qu’un vague souvenir. Ici, Eric Ruf a fait appel à son rival Braunschweig pour la mise en scène, contre lequel il avait disputé la place d’Administrateur de la Comédie-Française. D’abord réticente à sa transposition dans ces hauts lieux de pouvoir, avec des acteurs en costumes cravate – Comment ? Ne pas monter Racine en toges ? – j’ai finalement laissé sa chance au spectacle. Brillante résolution.
Si Britannicus prend pour titre celui d’un personnage de la pièce, il n’est pas toujours au premier plan. Certes, Britannicus aime Junie et est aimé d’elle. Bien sûr, son demi-frère Néron va l’enlever car il s’éprend d’elle à son tour. Mais tout cela n’est qu’une excuse pour appuyer l’intrigue : c’est d’abord une histoire de pouvoir, de passage de pouvoir, de désir de pouvoir, de trahisons pour le pouvoir… C’est une véritable pièce politique. Si une intrigue amoureuse est présente, elle n’est pas l’essentiel : on ne voit que Néron, empereur romain, tendre lentement vers une folie sûre, et rejeter peu à peu toute sa famille : son frère, Britannicus, et sa mère, Agrippine. Ce goût du pouvoir qu’il acquiert pendant la pièce, nulle doute qu’il le tient d’elle : redoutable, immorale, sans scrupule, elle écarte de son passage tout ce qui ne va pas dans son sens.
C’est dans le rôle d’Agrippine que Dominique Blanc fait son entrée comme pensionnaire à la Comédie-Française. Entrée très attendue… et très réussie. Elle est sur la scène de la Salle Richelieu comme une reine : imposante, belliqueuse, rien ne semble pouvoir l’arrêter. Mais tout ne glisse pas sur elle sans l’atteindre, et l’on sent que malgré tout, ce pouvoir qui l’échappe ne la laisse pas indifférente et la rage de le conserver fait parfois place à la peur de le perdre. A ses côtés, le reste de la distribution excelle tout autant : Georgia Scalliet est une Junie sensible et attachante, brûlant d’un amour pour l’excellent Stéphane Varupenne qui incarne un Britannicus qui monte en assurance au fil de la pièce. Hervé Pierre est un Burrhus attachant, raisonné et troublé, dont la souffrance face à l’évolution de César a su me troubler. Benjamin Lavernhe continue de monter en puissance : il est ici un Narcisse angoissant, redoutable et sans scrupule ; et sa voix, notamment dans la scène où il semble contrôler Néron, prend une tournure sombre et menaçante qu’on ne lui connaissait pas.
Il y a longtemps que je ne doute plus du talent de Laurent Stocker. A l’annonce de sa future interprétation de Néron, contre-emploi pour l’acteur qu’on voit peu dans ce registre, je me suis vue le défendre à plusieurs reprises, arguant qu’il avait plus d’une corde à son arc et qu’il pouvait continuer à nous surprendre. J’étais encore loin de la vérité. Quelle transformation ! La composition de Stocker en Néron est d’une perfection absolue. Réglé au millimètre, son regard de faucon le précède partout où il entre, sa moue trahissant une amertume profonde. En un quart de seconde, son visage passe d’un plein éclairage, révélant l’amertume et la rage de ses prunelles, à la pénombre plus inquiétante encore qui le rend presque démoniaque. Le geste est mesuré et l’effet angoissant. Tyran aux éclats d’enfant gâté, il compose un Néron effrayant, impulsif, basculant peu à peu dans la folie.
La mise en scène de Braunschweig est d’une extrême rigueur : sous cette apparente simplicité, tous les détails sont pensés, minutés, parfaitement effectués. Les lumières créent une ambiance inquiétante en éclairant habilement chaque visage, les scènes d’affrontement sont réglées à la seconde, les placements anticipent les paroles, comme cet alignement total entre Néron et Narcisse lors de l’acte V, qui vient compléter le dialogue sans équivoque. Belle idée également de transposer la pièce dans ces grandes pièces qui évoquent des lieux de pouvoir à la House of Cards : l’alexandrin naturel des acteurs s’y adapte parfaitement, et même l’histoire romaine ne choque pas dans ce décor pourtant inhabituel chez Racine. Mais la pièce, plus actuelle que jamais, épouse parfaitement les contours amenés par Braunschweig, qui la porte ainsi à son sommet.
Indispensable. ♥ ♥ ♥