Tandis que dans « Les Pantoufles » de Hoogstraten, les domaines de la maîtresse et de la servantese séparent distinctement, ils obéissent ici à une logique d’imbrication à l’intérieur de la zone éclairée.
Nous allons maintenant abandonner la vision centrale pour la vision périphérique, laisser s’accommoder notre regard au flou et à la pénombre, et essayer de comprendre le rôle de ce « sas » au travers duquel nous voyons la pièce claire.
Le sas : côté carte
Les Pays-Bas et les cartes
La carte qui nous est montrée a pu être identifiée comme étant celle de la Hollande et de la Frise Occidentale, éditée en 1620. La mer est en haut et la terre en bas (la position conventionnelle du nord n’étant pas figée à l’époque).
La présence obsessionnelle des cartes dans les intérieurs hollandais exprime le besoin de ce petit pays de contrôler l’espace :
« Le prestige des cartes géographiques tient à ce qu’elles font connaître des lieux ou des pays éloignés, inconnus de celui qui les regarde, et dont elles mettent une représentation exacte devant les yeux » ( Arasse, l’Ambition de Vermeer, p 125)
De manière comparable, la société du XIXème siècle affichera sa préférence pour le contrôle temporel, sous la forme omniprésente et omnisciente du calendrier des Postes.
La carte et la lettre
Le prestige de la carte est, d’une certaine manière, similaire à celui de la lettre : elle met en relation immédiate, sous nos yeux; deux endroits du monde aussi éloignés que l’on veut. Géographie et courrier se complètent comme théorie et pratique.
Vermeer et les cartes
1655-60, Collection Frick, New York
Vermeer a représenté la même carte (Hollande et Frise Occidentale) dans ces deux tableaux, cette fois très distinctement et en bonne place sur le mur du fond.
Ici, la carte embrasse la totalité des Pays-Bas.
Ici, la carte atteint son extension maximale : la totalité de l’Europe.
Le motif de la carte géographique est donc fréquent chez Vermeer (6 tableaux sur 34) : celle de « La lettre d’amour » (1667-70) est la dernière, et a subi le processus de stylisation croissante qui caractérise ses oeuvres tardives. Les cinq autres sont si précises qu’elles ont très certainement été peintes au moyen d’une camera obscura [1].
La carte de « La lettre d’amour », la seule floue, vue de biais et dans l’ombre, est aussi la seule qui n’a pu être peinte grâce à ce dispositif : ce point aura son importance plus loin (voir 3.4 La lettre d’amour : un pan de mur gris)
Le mur tâché
Il existe dans l’oeuvre de Vermeer des murs éloquents : par exemple celui de « La laitière », criblé de traces de clous (indices d’une carte disparue ?) . Mais celui de « La lettre d’amour » est inexpliqué, avec ses coulures suspectes provenant de derrière la carte, et qui ne peuvent donc pas être attribuées au lavage par la servante.
Faut-il leur attribuer une valeur symbolique, celle d’un signe obscur et flou, jouxtant la signature claire et distincte du peintre ? Faut-il comprendre que la carte sert de cache-misère à une humidité permanente ? Dans ce cas, le sas ne peut pas être le couloir d’accès à la pièce d’apparat, avec ses carrelages et sa cheminée monumentale : mais plutôt une sorte de cagibi, de débarras.
A regarder la cloison gauche, il semble que la riche maison abrite un cabinet secret et un vice caché.
Le sas : côté chaise
Les carnets de musique
Les deux carnets froissés et jetés en désordre l’un sur l’autre évoquent la musique, mais surtout le relâchement des moeurs qu’elle suscite : indices d’une vie nocturne mouvementée ?
L’écharpe
Posée à la va-vite sur le dossier, elle confirme l’impression de désordre. Elle se compose d’un tissu bicolore jaune et bleu, qu’on retrouve dans quatre autres tableaux
Vermeer et les écharpes
La jeune fille à la perle, 1665-67, Mauritshuis, LaHaye
C’est elle qui sert de turban à la célèbre jeune fille. On la remarque aussi parmi les objets du peintre, posée dans prolongement du masque en plâtre comme s’il s’agissait là encore d’une sorte de coiffe. Non content de récupérer d’un tableau à l’autre les mêmes objets et le même vocabulaire graphique, Vermeer s’adonne sans doute à une forme d‘auto-citation, que l’absence de chronologie précise nous empêche à tout jamais d’apprécier.
Jeune femme en bleu,1662 – 1665,Rijksmuseum, Amsterdam
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Ici, l’écharpe est posée sur la table parmi les autres accessoires de beauté (perles, boîte à bijoux, ruban).
Allégorie de la Foi, 1670-1674, Metropolitan Museum of Art, New York
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Mais c’est dans cette allégorie que l’écharpe prend une signification symbolique plus forte : coincée sous le Livre Saint comme le serpent sous la pierre, elle représente un ornement futile, une vanité à abandonner.
Un objet mixte
Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Adrien,
Frans Hals, 1627, Musée Frans Hals, Haarlem
Si l’écharpe peut servir de turban à la jeune fille à la perle, elle peut tout aussi bien être portée en sautoir par d’honorables officiers : accessoire de beauté et de vanité, elle pare les deux sexes de sa splendeur mordorée.
La tenture
Classiquement, Vermeer utilise la tenture comme objet repoussoir, permettant de séparer les plans et l’accentuer l’effet de profondeur. Ici, en plus de sa valeur décorative, elle a de fait une utilité pratique : celle de fermer l’ouverture. Remplace-t-elle ou double-t-elle le battant ? Quoiqu’il en soit elle est vue de recto : ce qui élimine l’hypothèse du débarras et remet en selle celui du cabinet secret, confortablement aménagé.
Le secret du passage
Un lieu abstrait ?
Le monde du premier plan est-il sombre, ou a-t-il été dépossédé de ses couleurs ? En tendant vers le noir et blanc, il se rapproche de cette autre abstraction du réel qui est le sujet même du tableau : la lettre. Comparer peinture et écriture était un sujet de réflexion pour la théorie de l’art de l’époque :
« A la gloire des couleurs nous devons ajouter l’art d’écrire en noir et blanc… Si éloignés qu’ils soient, les gens peuvent se parler au moyen de ces messagers silencieux. » 1604, Karel Van Mander, cité par [2].
Bien que le premier plan puisse sembler artificiel par bien des points (voir 3.4 La lettre d’amour : un pan de mur gris), il est difficile d’admettre qu’il s’agisse d’une pure construction intellectuelle. A l’inverse, faut-il tenter de la décrypter de manière policière ?
Un lieu masculin ?
Le rideau se lève sur le monde lumineux des femmes. En deçà, les objets des plaisirs nocturnes (la partition, l’écharpe ôtée) et du territoire contrôlé (la carte) évoquent inévitablement, par une sorte de contraste simultané, une présence masculine.
L’oreille indiscrète (The eavesdropper) détail
Nicolaes Maes, 1657, Dordrechts Museum, Dordrecht
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Ceci sans qu’aucun des objets ne soit caractéristique du sexe fort, à la différence de ce premier-plan très explicite de Nicolaes Maes.
Chez Vermeer, toute la finesse de la composition est de suggérer sans prouver : nous sommes amenés à penser que la servante vient de traverser le sas, de poser ses pantoufles pour ne pas laisser de trace sur le dallage en train de sécher et de tendre à sa maîtresse la lettre qui vient d’arriver.
Certains sont même plus précis dans le scénario :
« Probablement, le jeune homme invisible est arrivé plus tôt que prévu, a donné sa lettre et fait des confidences à la servante : il se cache maintenant près de la chaise de l’antichambre, pour voir comment s’exprime le plaisir de la jeune femme. Son mouvement dérange les feuilles de la partition.Si c’est bien là l’intention de Vermeer, alors la position du point de fuite permet de mettre le spectateur à la place du supposé visiteur… » Lisa Vergara, [2]
Un lieu louche ?
L’écharpe dénouée et jetée sur le dossier suggère-t-elle un déshabillage hâtif ? Les deux partitions, froissées comme des linges et couchées l’une sur l’autre sont-elles une allusion au rapprochement amoureux ( à la manière des deux vêtements qui se frôlent sur la patère de de Hooch) ? Faut-il traquer dans les lourdes floraisons et fructifications de la tenture, dans le gros concombre caressé par l’écharpe, une imagerie du plaisir ? Les tâches au mur ne sont-elles pas suspectes ?
De même que les deux femmes visibles génèrent par contrepoids une présence masculine invisible, de même le cabinet noir ouvrant sur la pièce blanche ajoute mécaniquement au regard une tension érotique. Par ses objets sainte-nitouche, ni ouvertement suggestifs ni totalement innocents, par sa sous-détermination délibérée, Vermeer joue avec notre voyeurisme, l’excitant et le mitigeant à la fois.
Un hors-champ fertile
Tout ceci évoque un autre maître de la spécialité :
« Le cinéma… chez Hitchcock, est un art de voyeur. La mise en scène n’exhibe pas, elle suggère. Et pour ce faire rejette l’improvisation, l’incarnation trop forte des personnages, au profit de la pure exécution. Oui, peu importe que le jeu des acteurs semble figé et que le moindre geste du corps ou mouvement de la caméra paraisse trop délibérément planifié : c’est indirectement, par rebond, suggestion, que le réalisateur tisse sa toile. Déterminisme invisible et insidieux. Dans un tel dispositif, le hors champ joue un rôle décisif : un réseau étroit de correspondances le lie à ce que l’écran dévoile, à ce qu’il implique – aussi sûrement qu’un baiser interdit implique un frisson érotique… » Antoine Benderitter, à propos de Psycho d ’Alfred Hitchcock [3]
Un exemple possible de ces correspondances est la tenture : placée derrière la chaise du « visiteur », quel qu’il soit, elle établit un lien avec les deux femmes, par le biais du panneau en cuir de Cordoue aux floraisons rouge et or.
A ce stade, retenons deux points forts de ces interprétations du cabinet noir :
- il se place sur un plan plus abstrait que la scène claire ;
- en tant que « hors-champ » de celle-ci, il pourrait entretenir avec elle des correspondances fructueuses.
Cherchons lesquelles…
De l’abstrait au concret
Une première piste est celle des deux objets « abstraits » que renferme le cabinet noir, et qui peuvent facilement être mis en relation avec des éléments de la scène claire.
Il est séduisant de mettre la carte en correspondance avec les deux tableaux situés juste derrière : le paysage et la marine concrétisent ce qu’elle décrit, à savoir la terre et la mer.
De la même manière, les cahiers de musique nous mènent jusqu’à la cithare, et même un peu au-delà, jusqu’à la lettre : une partition décrit de manière abstraite les notes et les paroles, que concrétisent l’instrument et la lettre, objet de la discussion animée entre les deux femmes.
Nous voici donc avec deux trios d’objets qui proposent un parcours similaire, de l’abstrait vers le concret.
La tentation est grande de chercher deux autres trios.
Les vêtements ôtés
Nous avons dit que l’écharpe suggère le déshabillage ; mais à l’évidence, les pantoufles aussi ! Et le troisième terme de la série est vite trouvé : le linge contenu dans la panier.
Il est raisonnable de penser que la jeune femme n’est pas en train de repriser de vieux draps, mais qu’elle se livre à une occupation plus en rapport avec son âge et son rang : broder à son chiffre les pièces de son trousseau.
D’autant plus que, pour nous aiguiller vers ce thème, Vermeer a apposé juste au dessus du panier sa propre signature.
Que nous dit ce nouveau parcours, de l’écharpe aux pantoufles puis au linge ?
- L’écharpe est un vêtement indifférencié qui peut aller à tout le monde, homme ou femme.
- Avec les pantoufles, nous réduisons le domaine : c’est un modèle pour servante, ayant la bonne pointure.
- Enfin, avec le linge brodé, nous culminons dans l’unicité et l’intime : il n’appartient qu’à cette dame, de même que le tableau n’appartient qu’à Vermeer.
Cette série constitue encore une variante du passage de l’abstrait au concret, mais dans une modalité particulière : de l’indifférencié à l’unique, du général au particulier. Ce que nous appellerions aujourd’hui : une personnalisation.
Le quatrième trio
Il ne nous reste plus que trois éléments disponibles : les traces sous la carte, le balai et l’aiguille fichée dans le coussin.
Plutôt qu’aux objets, intéressons-nous au geste qu’ils évoquent : couler , balayer, piquer : du moins réglé au plus maîtrisé, de l’aléatoire à l’intentionnel.
Le terme qui traduit le mieux cette transition est certainement celui de : « définition croissante ».
La jeune fille à la toque rouge (détail)
Vermeer, 1665-67, National Gallery of Art, Washington
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Trois modalités de la touche de Vermeer que ce détail met particulièrement en évidence : le fond indéfini, les coups de brosse de la dentelle et du velours, le pointillisme de la tête de lion.
Quatre parcours de la marge au centre
Juxtaposés, les quatre parcours prennent une cohérence d’ensemble.
Les deux qui partent de la cloison de gauche illustrent deux questions techniques que le peintre doit se poser :
- celle de la Représentation, de son exactitude, de son réalisme : une carte est plus facile à dessiner qu’un paysage champêtre, lui-même surclassé en terme de difficulté par les marines ;
- celle de la Définition : quel degré choisir, entre le flou aléatoire, la touche large ou le pointillisme.
Les deux qui partent de la cloison de droite illustrent deux questions esthétiques :
- celle de l‘Interprétation : comment passer d’une composition théorique, sur le papier, à une oeuvre vivante et incarnée ;
- celle de la Personnalisation : comment passer d’un sujet général – la réception du courrier – à une scène de genre singulière et unique: la « Lettre d’Amour » de Vermeer.
Une chaise déjà vue
L’Art de la Peinture (détail)
1662-68, Kunsthistorisches Museum, Vienne
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Revenons au tableau le plus ambitieux et le plus théorique de Vermeer : à côté de l’écharpe déjà mentionnée, un cahier (de musique ?) est posé sur la table. Un rideau , une carte de géographie. Et surtout une chaise vide au premier plan, une chaise que nous reconnaissons…
Que tous les objets du cabinet sombre puissent être vus comme une auto-citation de « L’Art de la Peinture », voilà qui suggère fortement que la « Lettre d’Amour » nous parle elle-aussi d’Art. Mais d’une manière diffuse, intuitive, murmurée, bien différente du discours brillant et de l’allégorie triomphale.
A la carte d’une clarté et d’une précision surhumaine répond une carte sombre, floue, et vue de biais : après la démonstration de la virtuosité, voici celle de la profondeur.
Ainsi vient se glisser sur la chaise, à la place de l’amoureux plus ou moins voyeur que tout nous laissait supposer, une présence bien plus inattendue : le peintre-metteur en scène, venu discrètement partager avec nous quatre pensées intimes. Si nous savons accommoder notre oeil de la pénombre à la clarté, nous comprendrons que le spectacle qu’il nous montre n’est autre que ce dialogue très intime qui se trouve au coeur de toute création artistique : entre le savoir-faire et le savoir quoi-faire, entre la Servante et la Maîtresse.
La lettre que le Maître dans l’ombre envoie aux deux femmes dans la lumière est bien une déclaration d’amour : celle du Peintre à la Peinture.