Une bonne introduction à la complexité du tableau de Vermeer consiste à le comparer avec une oeuvre beaucoup plus anecdotique, réalisée à la même époque, et qui présente de grandes similitudes de composition (la date précise des deux tableaux n’est pas connue).
Couple avec un perroquet, Pieter de Hooch, vers 1668, Wallraf-Richartz Museum, Cologne La lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam
L’un est-il inspiré de l’autre ? Difficile de répondre : peut être De Hooch et Vermeer ont-ils tirés parti, en parallèle, des « Pantoufles » de Hoogstraten. Ou réinventé indépendamment l’esthétique de la fente.
Les pantoufles
Samuel van Hoogstraten, entre 1654 et 1662, Louvre, Paris
La composition en fente
La composition reprend l’idée de Hoogstraten : montrer une pièce éclairée depuis une pièce obscure, à travers une porte ouverte. Le cadrage élimine la partie haute de la porte, de sorte que la composition se réduit à trois bandes verticales : deux bandes sombres autour de la bande lumineuse centrale. La solution de Vermeer est plus symétrique et la bande lumineuse se réduit à 45% de la largeur du tableau (contre 55% chez de Hooch). On a donc dans les deux cas une esthétique de la fente, plus radicale chez Vermeer.
Différence significative : De Hooch nous montre le carrelage qui se prolonge dans l’antichambre, ce qui donne le positionnement précis des pieds de la chaise. Tandis que Vermeer a opté pour un cadrage plus restreint en hauteur, de manière à cacher le bas des cloisons. Nous reviendrons sur ce point dans 3.4 La lettre d’amour : un pan de mur gris.
Les deux tableaux étant de proportions identiques, la comparaison des cadrages (traits pointillés) montre bien l’étroitesse de la fente chez Vermeer. La chaise vide du premier plan, éloignée de la porte chez De Hooch, est un objet comme les autres ; chez Vermeer elle crève l’écran.
L’éclairage
Dans les deux cas, la pièce est éclairée depuis la gauche. De Hooch nous montre la source lumineuse, une fenêtre donnant un éclairage diffus. Vermeer, là encore plus radical, baigne la pièce d’un jour intense qui suggère une baie haute et un plein soleil.
Le point de fuite
- Chez de Hooch, la ligne d’horizon est à peu près à la hauteur des yeux de l’homme penché : le spectateur est appelé à s’identifier à une personne debout observant un homme.
- Chez Vermeer, la ligne d’horizon est est au niveau des yeux de la femme assise, et le point de fuite à l’emplacement du dossier de la chaise vide : implicitement, nous sommes invités à nous asseoir dans l’ombre, sur une chaise qui serait située dans en face de la première, pour observer la dame de la maison.
Qui est le voyeur ?
- Chez de Hooch, le voyeur qui nous est suggéré est plutôt une voyeuse : la servante qui s’est cachée dans l’ombre pour observer les entreprises du galant, cumulant les péchés de paresse et de luxure.
- Chez Vermeer, la question dépasse cette problématique : la scène épiée (la réception d’une lettre) n’appelle pas directement le voyeurisme. Qui est le spectateur et que fait-il assis là, il nous faudra approfondir l’analyse avant de proposer une réponse plausible.
Le rideau
En l’absence de partie supérieure de la porte, les deux peintres ont ajouté un rideau (à gauche chez de Hooch, à droite chez Vermeer), pour marquer le seuil et accentuer l’effet de profondeur.
Le battant de la porte
- Chez de Hooch, il occupe toute la bande de gauche : la porte s’ouvre vers l’intérieur de la pièce obscure, ce qui a trois inconvénients : supprimer l’effet de marche en avant mis au point par Hoogstraten, sacrifier la bande de gauche à un objet sans intérêt, et repousser le rideau vers un avant-plan mal défini.
- Chez Vermeer, le battant gênant est totalement escamoté, la porte est devenue une absence, une abstraction pratiquement illisible : seul le balai nous permet de déduire qu’elle s’ouvre à l’inverse de de Hooch, sur la droite et vers l’intérieur de la pièce éclairée.
Le balai
- Chez de Hooch, le balai en biais est visible en totalité : appuyé assez maladroitement contre une moulure il semble destiné à coincer la porte en position ouverte.
- Chez Vermeer, seule une portion de manche et la tête sont visibles : la tête est ronde, non en brosse.
Le baquet
De Hooch nous explique pourquoi la porte est ouverte : pour aérer la pièce obscure, pendant que le sol sèche. Cependant, la serpillère n’est pas suspendue, comme chez Hoogstraten, elle est posée par terre, à côté du balai et du baquet. Si la domestique n’a pas terminé son nettoyage, où est-elle passée ?
La cithare
Il nous reste encore deux éléments similaires à comparer entre les deux tableaux : la cithare, qui était dans l’ombre chez de Hooch, est passé en pleine lumière cher Vermeer. A sa place est resté sur la chaise un autre élément musical : deux partitions ouvertes et froissées.
Les vêtements de la pièce sombre
De Hooch a suspendu à la patère de la cloison de droite une écharpe bleu et or, et une veste rouge bordée d’hermine (manteltge), que les hollandaises de la haute société revêtaient pour lutter contre le froid tout en restant libres de leurs mouvements pour les taches domestiques : un tablier de luxe en quelque sorte. Se frôlant dans la pénombre, l’accessoire typiquement féminin et l’écharpe suggèrent que celle-ci appartient à l’homme :
les deux tissus anticipent le rapprochement des amoureux.
Chez Vermeer, les accessoires sont dissociés : la veste est passée sur les épaules de la dame, et l‘écharpe s’est négligemment posée sur le dossier, ce qui aère l’espace vide au dessus de la chaise et ajoute à l’effet de désordre créé par les partitions.
Les zones marquées en orange sont celles qui sont spécifiques au sujet : le nourrissage de l’oiseau et la lettre reçue.
Dans la conception du décor, la différence principale (en rouge) est que de Hooch ouvre la pièce sur le gauche et sur le fond alors que Vermeer ferme la perspective et cache la source de lumière.
Les objets en bleu sont ceux qui sont communs aux deux tableaux, les cinq objets en jaune ceux qui n’apparaissent que chez Vermeer.
Deux couples d’objets (en vert) présentent des analogies de forme et de position, qui rendent plausibles une transposition de la servante à la maîtresse : le panier à linge et le coussin à broder constituant un ennoblissement du baquet et de la serpillière.
Cette citation indirecte, les objets supplémentaires chez Vermeer, les améliorations apportées à la composition et au cadrage, militent en faveur de l’antériorité du tableau de De Hooch.
Après cette comparaison de ce qui est commun aux deux oeuvres – le décor et les accessoires, intéressons-nous maintenant à ce qui les différencie : le sujet.
Le sujet de De Hooch
Le thème du nourrissage de l’oiseau a des résonances diverses : maternelles, enfantines, sensuelles ( un baiser déguisé), voire sexuelles (l’offrande à un bec) : voir Nourrir l’oiseau.
Femme nourrissant un perroquet, homme nourrissant un singe
Caspar Netscher, 1664, Columbus Museum of Art
Dans ce tableau réalisé quatre ans plus tôt, Caspar Netscher tire clairement le thème vers l’érotisme : exhibition de décolleté à la fenêtre, perroquet vert (oiseau réputé luxurieux) régalé d’une huitre (aphrodisiaque bien connu).
En comparaison, De Hooch édulcore le sujet : scène d’intérieur, perroquet austère récompensé d’un biscuit trempé dans du vin. Compte-tenu de la cithare dans l’antichambre, la jeune fille est musicienne, et le sous-titre pourrait être « Leçon de chant à mon oiseau ». C’est ici que le décor « à la Hoogstraten » prouve son efficacité : la pièce obscure, l’ombre chinoise des clés ou du manche de la cithare, le balai calé contre la porte suggèrent la présence d’une servante voyeuse, et donc d’une scène à épier. Dès lors le sujet apparent – « Jeune fille faisant boire un oiseau » se double d’un sujet moins innocent – « Jeune homme ouvrant la porte d’une cage » (l’objet qu’il tient dans sa main semble être une clé).
Ainsi l‘ivresse de l’oiseau ne serait qu’un préliminaire à celle de la donzelle.
Le sujet de Vermeer
Les pantoufles
Chez Vermeer, le baquet et la serpillière de De Hooch sont remplacées par les pantoufles, qui illustrent la même idée de nettoyage interrompu. Sans doute la servante était-elle en train de laver la pièce claire : raison pour laquelle le balai est appuyé derrière la cloison et le baquet et la serpillière sont invisibles. Après avoir été chercher la lettre, elle s’est déchaussée en revenant dans la pièce, pour ne pas faire de traces sur le sol mouillé.
La cheminée
De manière générale, Vermeer répugne à ouvrir ses tableaux vers l’avant, mais aussi vers le fond :
La jeune femme assoupie
Vermeer, vers 1657, Metropolitan Museum, New York
Une seule fois, dans cette oeuvre de jeunesse, il a peint une échappée vers une pièce en arrière-plan.
Rien d’étonnant donc à ce que l’enfilade esquissée par la cheminée s’arrête net, sur un pan de carrelages blancs relevé comme un pont-levis. Peintre de l’intimité close sur elle-même, l’esthétique voyeuriste n’est pas la sienne sauf, justement, dans le cas qui nous occupe :
« Ses tableaux ne comportent pas de seuils qui soient présentés comme une articulation, dans le tableau, entre un monde public et un monde privé (…) le seul tableau comportant explicitement l’image d’un seuil est « La lettre d’amour », mais ce seuil est alors intérieur à l’espace privé lui-même » ([1], p 167)
Un décor et un sujet singuliers
Généralement, Vermeer peint dans des décors clos des sujets ouverts. La sensation de singularité que procure « La lettre d’Amour » tient peut être à cette double exception à ses codes : une fente montrant un sujet apparemment simple : la réception d’une Lettre.
Les Pantoufles (tableau dans le tableau)
La silhouette vue de dos et miniaturisée des Pantoufles s’est retournée et incarnée en une présence centrale. Les pantoufles sibyllines ont trouvé une justification : le lavage interrompu par l’arrivée de la lettre. Vermeer aurait-il conçu « La Lettre d’amour » comme une des solutions possibles à la devinette de Hoogstraten (voir 2.6 Les Pantoufles : une fin ouverte) ?
Quoiqu’il en soit, la scène qui se joue dans la pièce éclairée donne une impression de totale évidence, le mystère étant relégué dans les marges, dans la pénombre et dans la chaise vide.
Cependant, nous allons voir que la pièce « claire » ne l’est finalement pas tant que cela…