Un halo de lumière au coeur de la noirceur. Un vent de fraîcheur mené à cent à l’heure, un antidote à la peur. La peur d’être soi, cancer identitaire d’une nation aux abois. Une Turquie tiraillée entre actes progressistes pas si lointains (rappelons qu’elle accorda le droit de vote aux femmes vingt ans avant la France), et tentation autoritaire, islamisme, Erdoğan, et ses propres desseins.
Les verrous sont installés, les barrières élevées : tenter coûte que coûte d’empêcher l’innocence et l’espérance de s’échapper. Méthodes brutales, radicales de la part du gouvernement, aussi d’un oncle zélé et d’une grand-mère aliénée prisonniers d’une doctrine dépassée. On ne badine pas avec les mœurs et la rectitude (a)morale religieuse. Grimper sur les épaules de garçons, le simple fait de s’amuser – acte anodin s’il en est -, pour de (très) jeunes filles devant inévitablement être mariées, c’est une faute grave qu’il faut impérativement châtier.
Dans un jeu de symétrie avec la situation sociétale de son pays, miroir à taille humaine d’un présent peu amène, Mustang fait de ses cinq sœurs la personnification d’une jeunesse en quête d’affirmation, de réappropriation d’un destin dont on cherche à les priver, sous couvert de traditions et de sécurité.
Mais outre cette jeunesse, ce sont plus spécifiquement les femmes et leur réalité qui meuvent en premier lieu Deniz Gamze Ergüven.
Si cela ne manquera pas d’irriter les promoteurs du « Premier Sexe » et autres Éric Zemmour, c’est ainsi une véritable ode à la féminité que nous livre la réalisatrice turco-française, servie par un récit engagé, frondeur, constamment animé d’une grande sensibilité.
Une sensibilité et un amour des personnages dépeints particulièrement flagrants dans la manière avec laquelle ont été dirigées les cinq jeunes filles au coeur-même de Mustang, dont le naturel et l’enthousiasme répondent magnifiquement à la justesse de leur jeu. Épousant à merveille les contours d’une histoire oscillant constamment entre comédie, huis-clos, film d’évasion, et drame, dans une gradation émotive implacable et entêtante, Güneş Nezihe Şensoy, İlayda Akdoğan, Tuğba Sunguroğlu, Elit İşcan, et Doğa Zeynep Doğuşlu irradient l’écran de leur complicité, exacerbant la tangibilité de faits fictionnels devenant dès lors vérité.
Un sentiment de véracité d’autant plus troublant que, loin de faire uniquement écho à une réalité propre à la Turquie, c’est bien la place de la femme au sein de nos sociétés qui se voit de manière plus large questionnée, entrant en résonance avec un quotidien que l’on a bien souvent du mal à s’avouer, ne serait-ce qu’à imaginer.
Mariages forcés au mieux arrangés, carrières personnelles avortées, vies assujetties à celles de leurs maris (aimés ou non-choisis), entre les murs et ou sans futur, inégalités salariales lorsqu’elles ne sont tout simplement pas sociales : des sujets brûlants, difficiles à aborder tant ils ont tendance à être marginalisés, ou à défaut, raillés, et voient leur importance constamment diminuée. « L’égalité, c’est gagné ».
Loin cependant de sombrer dans une victimisation qui guettait inévitablement pareille question, Deniz Gamze Ergüven, à l’instar de Jacques Audiard dans Dheepan, préfère opposer au misérabilisme un discours au contraire volontariste, emprunt d’espoir et d’humanisme. Si le fond de Mustang est âpre et rude, la metteuse en scène n’en oublie pas de ménager le bon, de mettre en exergue les motifs d’espérance par l’image (bercée d’une lumière chaude aux couleurs douces ou vives, en clair-obscur), ou par l’entremise de ses personnages, et de leur personnalité par-delà les dogmes imposés. Notamment Yasin, jeune chauffeur-livreur d’une grande bienveillance totalement désintéressée, qui prendra sous son aile la benjamine et « tomboy » de la fratrie : l’espiègle et insoumise Lale.
Comme un symbole, c’est de cette dernière que viendra l’étincelle, celle qui allumera le feu de la contestation et de l’émancipation. Celle qui, par sa pugnacité, ses désirs, son idéalisme saura rallier la promesse d’un avenir à sa main. La lutte des personnalités et de leurs spécificités face aux doctrines et diktats forcés, à l’asservissement de femmes n’aspirant qu’à exister.
Une énergie ardente et débordante infusant Mustang au titre parfaitement choisi, une tragi-comédie surprenante autant que touchante. On connaît la chanson ? Attendez d’en découvrir toutes les subtilités, aussi fines et bien senties que le travail de Warren Ellis et sa magnifique bande-son.
À défaut d’avoir été couronnée d’un Oscar qu’elle aurait amplement mérité, Deniz Gamze Ergüven aura au moins réussi une entreprise qui n’avait pourtant pas partie gagnée : proposer un premier long-métrage brillant et pertinent, à forte consonance politique tout en tragique légèreté, pour nous frapper au coeur et mieux nous renverser.